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Clélia Cafiero : de l’importance de la symbiose entre le Plateau, la Fosse et le Public

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Après avoir dirigée avec intelligence, précision et finesse la dernière de Carmen à l’Opéra de Marseille, la jeune cheffe Clelia Cafiero revient pour notre plus grand bonheur à Marseille où les amateurs d’Opéra la connaissent bien, étant la cheffe associée à Lawrence Foster entre 2019 et 2021. Elle va diriger le concert hommage aux compositrices de l’orchestre philharmonique de Marseille ce 8 mars à 20h à l’Auditorium du Pharo pour la journée de lutte pour les droits des femmes. L’occasion de retrouver la Mezzo-Soprano, Héloïse MAS, dont la voix envoutante et le jeu captivant nous ont émerveillés dans ce même Carmen dont elle reprendra quelques arias pour notre plus grand plaisir à cette occasion.

Rencontre avec une cheffe d’orchestre passionnée et passionnante promise à un bel avenir

J’ai appris en regardant les plus grands chefs -Clélia Cafiero

Diane Vandermolina : Vous avez déjà une belle carrière derrière vous, vous avez assisté Lawrence Foster à Marseille pendant 2 ans en tant que cheffe invitée, vous connaissez bien l’orchestre de l’opéra de Marseille, comment travaillez-vous avec les artistes lyriques et l’orchestre ? Par exemple, dans votre direction de Carmen, il y a un très bel équilibre entre la fosse et le plateau, chose assez rare, vous arrivez à faire entendre toutes les nuances et couleurs de la partition de Bizet dans les soli des instrumentistes, également dans les ensembles. Il y avait une belle écoute entre l’orchestre, les chanteurs et vous.

Clélia Cafiero : Il y a des moments où le chef est indispensable, notamment pendant les balances pour bien régler l’orchestre et les chanteurs, la respiration et les intentions musicales, et les tempi, prendre le bon tempo pour les chanteurs, et après, si on a ça, ça va tout seul. Effectivement, j’ai été assistante à l’Opéra de Marseille à partir de 2019 pour 2 années. J’ai vécu le plan covid mais ça m’a donné quelques chances en plus parce que Maestro Foster, qui a eu la covid, craignait de sortir et n’est pas venu trop souvent pendant une période. Donc, je l’ai remplacé beaucoup de fois : Marseille m’a donnée des opportunités importantes car j’étais pianiste à la Scala mais je n’avais jamais vraiment pu travailler avec les orchestres. En Italie, une jeune fille qui dirige, ce n’est encore pas très bien accepté. Dans la mentalité italienne, petit à petit, ça commence à s’ouvrir mais pour parler de la première femme à avoir dirigé la Scala, cela date d’à peine quelques mois. On commence à voir des femmes cheffes en Italie mais quand je suis partie en 2019, il n’y en avait pas. Et pour moi, c’était une grande opportunité de pouvoir diriger un orchestre et ne pas être qu’au piano mais comme j’avais joué avec les plus grands chefs, j’avais appris en les regardant.

DVDM : Quelle est votre vision du métier de cheffe ?

CC : Dans ce métier, plus on regarde, plus on comprend. Je pense que notre corps est l’instrument de notre tête: on n’a pas un instrument à jouer, il y a la baguette, oui, mais l’exercice est particulier, ce ne sont pas des mouvements abstraits, il y a vraiment un lien entre la tête et le corps, les bras et la baguette. J’ai regardé Barenboim, Chergui, Papano et chaque fois, j’apprenais quelque chose, juste en les regardant et en jouant avec eux. Quand je suis arrivée ici, Foster, qui est un américain, a été en France quasiment toute sa vie mais il a cet esprit-là, très ouvert, à donner des chances et à risquer. A Marseille, j’ai fait beaucoup de concerts, j’ai fait même des projets pendant la covid, et là finalement j’arrive en cheffe d’orchestre. Je fais le concert de la femme et l’année prochaine, j’ai une belle production d’un opéra italien à Marseille. J’aime beaucoup Marseille et cela me fait plaisir de venir. 

DVDM : Vous êtes napolitaine, Marseille ne vous fait-elle pas penser à Naples ?

CC : Beaucoup en fait. Le port, les gens qui crient, cette atmosphère simple, c’est comme à Naples. J’adore et avec ce métier, je suis obligée de voyager et d’aller dans des endroits que je n’aime pas beaucoup, des endroits froids où il neige, où il fait mauvais et quand je suis à Marseille, c’est un bonheur.

Lili Boulanger ©Agence Meurisse — https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9022337j

DVDM : Vous allez diriger le concert en hommage aux femmes compositrices et retrouver Héloïse Mas : quel en est le programme et comment s’est passé le choix des morceaux sachant qu’il y a peu d’opéras composés par des femmes ? On y retrouve des airs de Carmen mais également des airs de compositrices peu connues du grand public, écrits par Lili Boulanger, Mel Bonis ou encore Louise Farrenc. Parlez-moi de leurs compositions.

CC : J’ai fait une vraie recherche : j’avais envie de jouer des pièces peu jouées de compositrices qui écrivent incroyablement bien. Par exemple, dans les Trois femmes de légende qu’on va jouer, il y a Mélanie Bonis qui a écrit plusieurs mélodies et a orchestré ses mélodies. Mélanie Bonis et Lili Boulanger, les deux, ont été au conservatoire de musique et connaissaient très bien Claude Debussy :  elles étaient hyper appréciées et ont écrit des pièces dans un style impressionniste, mais leurs pièces ne ressemblent pas à celles des autres, ce sont des femmes avec une personnalité. Elles n’écrivent pas dans le style de, on voit que leurs compositions respirent l‘exotisme, respirent la technique de l’impressionnisme, avec des teintes dans les nuances de l’orchestre, des harmonies, des dissonances.  C’était le moment où cette école se développait mais elles ont créé leur propre style dans les couleurs qu’elles donnent à l’orchestre, où tout est bien écrit, et là les balances se font toutes seules. Non seulement, la vie de ces deux jeunes compositrices, Mélanie Bonis a écrit ça très jeune et Lili Boulanger a eu un problème de santé et est partie à 24 ans, leur vie est géniale mais également leur œuvre autour de ces femmes de légende que sont Cléopâtre, Ophélie et Salomé.

Mélanie Bonis à 19 ans. ©Mellymelbo, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

DVDM : Pourquoi avez-vous fait ce choix en particulier ?

CC : J’avais envie de montrer cela parce que je considère que la femme a un vrai univers, elles peuvent être viriles et douces : on peut faire des choses avec de la détermination et être claires dans notre but mais on a la douceur de recueillir les questions des autres. L’univers de la femme prend beaucoup d’espace émotionnel, je trouve, ce qui fait de nous des êtres un peu fragiles quelques fois. Je trouve aussi cela dans mon chemin professionnel : on se défend plutôt en montrant qu’on est forte et on se construit un petit mur face aux autres mais on reste fragile et on a besoin d’être soutenue. A la différence de l’homme qui gère peut-être mieux ces choses-là, ce n’est pas toujours le cas mais en général.

Louise Farrenc (née: Jeanne-Louise Dumont) (1804-1875) ©BNF

DVDM : Concernant la suite du programme, vous avez choisi une autre femme compositrice d’un style très différent à celui des deux premières.

CC : J’ai choisi les ouvertures de Louise Farrenc. C’est une compositrice magnifique : elle a écrit beaucoup d’œuvres dans un style qui se rapproche plus de Mendelssohn et Schumann. C’est un style classique mais écrit en 1800, au début du romantisme. C’est par ailleurs le problème qu’on a avec Mendelssohn : on le joue classique ou romantique ? Moi, je suis plutôt vers l’ouverture sur le romantisme. Puis, après, on a les airs avec Héloïse, Carmen, on vient de la jouer mais c’est le symbole de la liberté de la femme, elle préfère se faire tuer pour affirmer sa liberté plutôt que choisir la vie avec Don José, c’est l’exaltation de la femme où personne ne décide pour elle ce qu’elle veut être. Je trouvais très approprié de jouer des airs de Carmen. En plus, ils sont connus et le public aime. On a ajouté l’air de Sappho de Gounod au lyrisme incroyablement beau : c’est encore une femme qui finalement chante un hymne à la mort puisqu’elle va se noyer. Ce que je trouve incroyable, c’est que dans l’écriture, la mezzo fait beaucoup avec sa voix : en ce moment, je travaille sur Puccini, et contrairement à Puccini, qui écrit beaucoup pour l’orchestration et qui écrit tellement qu’il faut vraiment créer une balance, là, le lyrisme français de Gounod, c’est juste une harpe qui accompagne le chant, avec des trombones qui créent des vagues. Ce sont des effets tellement puissants et dramatiques, que cette musique arrive tout de suite aux gens parce que l’écriture de la musique est faite pour accompagner dans les émotions. Et enfin, étant italienne, j’avais envie de faire un peu de Donizetti.

Héloïse Mas dans Carmen ©MC

La musique est émotion -Clélia Cafiero

DVDM : Pour revenir à ce que vous disiez de la musique, on a souvent tendance à dire que la musique classique est élitiste mais en fait, elle s’écoute avec le cœur. C’est l’émotion qui est première, n’est-ce pas ?

CC : Oui, c’est très important et je crois que dans les programmes de musique, il faut proposer un programme qui puisse attirer les gens, on en a beaucoup parlé avec Maurice Xiberras, le directeur de l’Opéra. Après la crise, on a eu des salles qui n’étaient pas pleines. Ce qui est préoccupant, c’est qu’on a fait des streaming pour rappeler aux gens qu’on existait en tant que musiciens, et maintenant, on commence à vendre des streaming mais pas les concerts : la Scala a créé une plateforme de streaming, où on reste à la maison, on paie les concerts à des prix ridicules, et les gens sont mêmes incités à utiliser ce service. Pourtant, comme on disait, la musique c’est une émotion, le discours de la musique vivante n’est pas le même que celui de la musique digitale, il faut vraiment que les gens puissent sortir d’un concert et qu’ils aient eu des frissons, qu’ils aient aimé, qu’ils sortent pleins d’énergie pour recréer cette symbiose entre l’orchestre, le plateau et le public. On ne joue pas pour nous mais pour le public et la moindre réaction du public affecte le concert, un bruit ou même la toux de gens, ça crée cette relation vivante. C’est super important.

DVDM : En mêlant des airs connus à des œuvres moins connues, cela permet d’éveiller la curiosité et donner envie de découvrir des compositeurs.

CC : Je me dis que, dans toutes les époques, on a rencontré des problèmes. Notre époque pour l’art est compliquée car c’est un moment de changement, même le papier est remplacé par l’Ipad. La technologie est rentrée avec force dans notre vie quotidienne et elle voyage plus vite que notre esprit, on s’habitue au rythme de la technologie, et même les réseaux sociaux -qui nous font du bien puisqu’ils nous permettent de se faire connaître, de faire de la pub et de toucher plus de monde-, ils fonctionnent à une vitesse tellement élevée que l’attention faiblit : le public de  50 ans a un certain rythme, qui est différent de celui qui a 25 ans. Or ce sont les jeunes de 25 ans qui viendront plus tard écouter notre opéra, il nous faut créer un lien pour les amener à nous écouter et je vous assure que même si on est habitué, en étant passionné, à écouter une heure un concert,  venir à l’opéra écouter pendant 3 heures, c’est autre chose. Il y a la question de l’argent, mais on a surtout des problèmes de public, il faut inciter le public à venir. Quand je suis embauchée, j’essaie de faire des programmes intéressants, en faisant des conférences avant le concert, quitte à prendre le micro pendant le concert, pour que les gens en parlent et que cela fasse venir plus de monde. Il nous faut vraiment travailler ce point.

Lithographie de la première de Madama Butterfly by Giacomo Puccini par Adolfo Hohenstein. Printed by 1914 per NCAG. https://web.archive.org/web/20050212215900/

DVDM : Vous allez bientôt diriger Madame Butterfly?

CC : Oui, au grand théâtre de Québec. Butterfly : c’est encore une femme, les héroïnes de Puccini ont toujours une grande personnalité, mais on parle ici d’une petite fille japonaise qui finalement se tue parce qu’elle avait rêvé sa vie avec un soldat américain qui pouvait la sauver de sa vie au Japon et se rend compte que la vie n’est pas toujours ce qu’on rêve. Il y a une chose chez elle qui me touche au cœur, c’est qu’elle y croit tellement, elle a une foi dans son destin qui peut devenir meilleur, qu’elle y croit jusqu’à la fin, et ce n’est qu’à la fin qu’elle se rend compte que ce n’est pas vrai et préfère mourir. C’est un opéra où on est tout le temps dans l’attente du retour de Pinkerton, et on attend avec elle, on y croit parce que les mélodies sont magnifiques, elle est là, elle attend. On voit le Japon parce que Puccini est capable de prendre le thème du Japon et de le faire devenir musique italienne. J’ai vraiment de la chance car on n’arrête pas de comprendre, de vivre mais surtout de ressentir les choses, c’est une chance qu’on a dans ce métier car aujourd’hui, tout va vite et les gens sont moins proches les uns les autres.

Je ne suis qu’au début de ma carrière. Je n’ai pas fini d’étudier et d’apprendre- Clélia Cafiero

DVDM : Comment êtes-vous venue à la philosophie ?

CC : Étudier le piano m’a pris beaucoup de temps, c’est un choix de vie. J’ai la chance d’avoir une maman à la maison qui me faisait travailler pendant mes études, elle m’aidait dans mes devoirs et je pouvais me consacrer au piano : je jouais 4 à 5 heures par jour après l’école. Après j’ai dû faire le choix de faire le conservatoire et jusqu’à 24 ans, je me suis entièrement dédiée à la musique. Mais, j’aimais beaucoup lire, j’étais une bonne étudiante, et je me suis dit quand j’ai commencé à travailler à la Scala, j’avais 24 ans, que je pouvais plus facilement étudier et j’aimais beaucoup la philosophie. Pour l’anecdote, on dit souvent que les napolitains sont des philosophes, on prend tout avec philosophie. J’ai fait mes études à Naples et faisais des allers-retours à Milan mais ça m’a plu et je pense que pour ce métier, c’est bien d’étudier. Avec humilité, je me dis que je ne suis vraiment qu’au début de ma carrière : les grands maestros desquels je veux me rapprocher étaient des personnes d’une culture et aux capacités sociales, psychologiques énormes, qui viennent de l’expérience mais surtout de la connaissance. Je me dis que pour faire ce métier, c’est une vraie dévotion que je dois appliquer à la musique et à la culture en général, je ne vais pas travailler sur un compositeur allemand sans connaître la philosophie allemande ou la signification des mots du texte. Je n’ai pas fini d’étudier et d’apprendre. Ma famille était très contente que je sois musicienne mais je me souviens de mon père qui me disait : « ne sois pas juste musicienne, ce serait dommage que tu ne restes qu’une musicienne, tu peux devenir quelqu’un qui a un espace d’écriture plus grand ».  Je suis contente d’avoir suivi ses conseils.

Propos recueillis par Diane Vandermolina

Pour réserver le 8 mars

https://opera.marseille.fr/programmation/concert-symphonique/concert-de-l-orchestre-philharmonique-de-marseille-3

Tarifs : 11 à 26€/tel: 04 91 55 11 10/ 04 91 55 20 43

En savoir plus :

Biographie

Née à Naples, Clelia Cafiero s’est passionnée toute jeune pour la musique. Après des études aux conservatoires de Naples et de Milan ainsi qu’au Mozarteum de Salzburg, elle est lauréate du prix « Assami, women in music for life » (young section) et poursuit une carrière dans les plus grandes maisons, sous la houlette des plus grands chefs d’orchestre comme Barenboim ainsi qu’auprès de grands artistes à l’image de Patrizia Ciofi.

En tant que pianiste soliste et chambriste, elle s’est produite au Royal Albert Hall à Londres, au Concertgebouw à Amsterdam, à la Philharmonie de Paris, au Carnegie Hall de NY, à l’Auditorium de Madrid, au Lac de Lugano ainsi qu’au Japon, en Chine et au Canada à l’occasion de ses nombreuses tournées. Elle a été de 2013 à 2019, pianiste dans l’Orchestre Philharmonique et de l’Opéra du Théâtre de la Scala. Parallèlement, elle a obtenu un master de Philosophie à l’Université Federico II de Naples.

En 2019, elle assiste en tant que cheffe d’orchestre associée Lawrence Foster à l’Opéra de Marseille avant de diriger en 2022 plusieurs œuvres et opéras à la Gulbenkian Orchestra (Portugal), à l’opéra de Tours, avec l’Orchestre National de Lorraine puis à l’opéra de Nantes-Angers. Elle fut l’assistante de A. Pappano au Royal Opera House (UK) pour la production de Manon Lescaut et pour plusieurs enregistrements pour la San Francisco recording.

En une, Clélia Cafiero

Rmt News Int • 3 mars 2023


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