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Festival d’Art Lyrique d’Aix en Provence: L’Opéra de Quat’ Sous

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La Comédie-Française s’invite chez Bertolt Brecht et Kurt Weill

 L’Opéra de Quat’ Sous (Die Dreigroschenoper), l’œuvre célébrissime et emblématique de Bertolt Brecht (Paroles) et Kurt Weill (Musique), est présentée au Festival d’Aix dans une nouvelle adaptation et mise en scène de Thomas Ostermeier. Avec la Troupe de la Comédie-Française qui signe sa première collaboration avec le Festival d’Aix-en-Provence.

Inspirée de la pièce anglaise de John Gay, musique de Johann Christoph Pepusch: The Beggar’s Opera (1728). Traduction, en 1928, d’Elisabeth Hauptmann (1897-1973), femme de lettres qui, après la mort de Brecht, continuera à travailler pour le Berliner Ensemble, devenant responsable de ses œuvres complètes.

L’Opéra de Quat’ Sous a été créé au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin le 13 août 1928, puis au Théâtre Montparnasse, en version française, le 14 octobre 1930. Comédie-musicale, cabaret, revue, opérette, opéra-comique, théâtre-musical…? Ce n’est, en tout cas, pas un opéra! Ou un Opéra de Quat ‘Sous, pas grand-chose, en somme. Dreigroschenoper, en allemand, Groschen, c’est un sou, une pièce de dix Pfennigs, presque rien. La revendication est déjà dans le titre. Ce ne sera pas un opéra ou alors un opéra d’un nouveau genre, dont les héros seront des gens de la rue.

The Beggar’s Opera est, en Angleterre, un Ballad Opera, comme le Vaudeville parisien, le Singspiel germanique, la Zarzuela en Espagne revendiquant un parti-pris populaire en réaction à l’opéra traditionnel, dont les récitatifs parlés et les airs virtuoses, hérités du Baroque, noyaient le discours dramatique.

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Bertolt Brecht et Kurt Weill, comme John Gay et Johann Christoph Pepusch en leur temps, vont donc réhabiliter l’art lyrique à travers une forme plus resserrée, plus cohérente et accessible à tous, populaire et politique. Chansons, romances, ballades populaires, airs courts (2 strophes, 1 refrain) permettent un langage plus direct, plus familier avec des personnages hauts en couleurs et une histoire simple, un polar efficace qui parle davantage aux gens. Et un orchestre proche des orchestres d’harmonie, fanfares, vents, percussions, mettant sur la touche les cordes frottées symbolisant les grandes pages symphoniques des opéras romantiques que nos deux auteurs réfutent. On veut des personnages réels, des sons percutants, directs

En 1728, The Beggar’s Opera était en réaction contre les opéras italiens et les castrats venus de Naples et de toute l’Italie pour satisfaire l’appétit et le génie mélodique de Georg-Friedrich Haendel, d’origine allemande (Hanovre).

Il est cocasse de rappeler que le compositeur Johann Christoph Pepusch, installé à Londres, était prussien, né à Berlin! Les passerelles entre les pays existaient déjà et c’est bien ainsi.

En 1928, réaction contre un art dépassé?

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Brecht ne cache pas son enthousiasme pour le marxisme et au début des années 30, tout va basculer, les nationaux-socialistes interrompent les représentations de ses pièces, les Nazis le forcent à quitter l’Allemagne, domicile perquisitionné, œuvre interdite et brûlée, il est déchu de sa nationalité allemande, exil…

Weill, d’origine juive, dont la musique est considérée par les Nazis comme dégénérée (Entartete Musik, entartete Kunst: musique dégénérée, art dégénéré), voit ses partitions brûlées. Ses sympathies pour le Communisme le contraignent de s’exiler aussi en 1933 aussi avec sa femme Lotte Lenya qui chantera le rôle de Jenny en 1928 et dans le film de Pabst en 1931.

Les deux collaboreront plusieurs fois: Grandeur et décadence de la ville de Mahagony (Austieg und Fall der Stadt Mahagonny), spectacle musical qui devient un opéra…en 1930.

Nous n’en sommes pas là, mais la tension est palpable. Et l’adaptation d’Ostermeier se veut ouverte à toutes les époques. Les revendications de 1728 sont celles de 1928 et peut-être celles de 2028…?

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin, connaissait certains comédiens de la Comédie-Française, ayant obtenu le Molière de la meilleure mise en scène pour sa production de La Nuit des Rois ou Ce que vous voudrez (Twelfth Night, Or What You Will) de Shakespeare. Pari gagnant pour le metteur en scène qui n’aurait accepté aucune autre œuvre du répertoire lyrique; les chansons, les scènes parlées, semblaient correspondre parfaitement à son expertise et à sa grande connaissance du répertoire dramatique allemand (Woyzeck de Georg Büchner, dont Alban Berg tirera un opéra en trois actes: Wozzeck et autres…)

Nous sommes frappés par son réalisme théâtral qui implique pleinement les spectateurs; les comédiens ne jouent pas seulement des personnages, ils prennent à partie les spectateurs, ils sont l’écho de leurs questionnements.

La très belle première traduction française d’André Mauprey dont se servira Georg Wilhelm Pabst pour son film de 1931, sera suivie de celle de Jean-Claude Hemery en 1959, revue en 1974. La nouvelle traduction française d’Alexandre Pateau, permet à Ostermeier, aux comédiens et aux musiciens de jouer en parfaite harmonie. Moderniser n’est pas trahir. Le résultat est prodigieux, textes comme chansons, ne perdent en rien la teneur politique, moralisatrice, les attaques appuyées, la mélancolie ambiguë, dans un langage plus actuel.

Cette version de 1928 est présentée avec une chanson en plus d’Yvette Guilbert (1865-1944), (Chanson Pour Mme Peachum). Chanteuse du Café-concert, le fameux Caf’ Conc’, parolière, autrice, Yvette Guilbert devint l’incontournable interprète de Madame Arthur qui fit sa renommée.

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

La production a voulu garder les caractères forts de 1928 et ce côté artisanal puissant de revue politique et musicale, avec, cependant, des coupes importantes dans les passages parlés pour des enchaînements plus rapides.

Le cadre n’est pas très glamour: à Londres, dans le quartier de Soho, deux hommes d’affaires et de la rue, très influents, se livrent une guerre impitoyable: le roi des mendiants, Jonathan Jeremiah Peachum etson entreprise: L’Ami du mendigot et le dangereux criminel Macheath dit «Mackie-le-Surineur» (Mackie Messer dans le texte original, Mac-la-lame) Das Messer= le couteau, en allemand. Puis des prostituées, des mariages ratés, la police, la prison, la passion, la jalousie, la morale politique, la rue contre l’ordre établi…

Maxime Pascal, et son orchestre du Balcon, ont fait un travail remarquable car l’œuvre musicale peut aussi se réinventer. Quand Weill indique «guitare», rien n’empêche aujourd’hui de mettre une guitare électrique, transmission orale qui permet de repenser l’instrumentation, sans la transgresser. À la création, huit instrumentistes se partageaient une vingtaine d’instruments. Le Balcon en fera de même en ouvrant à des sonorités plus modernes sans perdre l’esprit caustique de l’original, les clins d’œil au Jazz: Foxtrot, Boston, Blues, aux chansons des années 20 et aux dissonances bienvenues pour colorer tel ou tel personnage, loin du dodécaphonisme d’Arnold Schönberg, le maître du sérialisme viennois qui détestait la musique de Weill.

 Kurt Weill se positionnera toujours comme compositeur, non comme chansonnier.  Les deux seront considérés par les Nazis comme artistes dégénérés. Morbides retrouvailles !

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Un mélange savoureux de timbres: banjo, bandonéon, saxophones, guitare hawaïenne, guitare électrique… le contrebassiste joue aussi de la basse électrique, cornet, trompette pour se rapprocher de la palette de timbres de 1928, un piano «années 30», une fanfare dans l’univers de Goran Bregovič et des films de Kusturića, ténors horns…, balalaïka, balalaïka contrebasse, pour des sonorités d’Europe centrale et orientale très pincées.

 La double approche du son, micros-tête et micros avant-scène, permet des prises de paroles, des projections diversifiées, un jeu acoustique spatialisé. Kurt Weill, fasciné par les débuts de la microphonie, de la radiophonie, aurait certainement apprécié ces avancées techniques. Les comédiens peuvent ainsi investir l’espace, chanter face public, leurs chansons, comme un récital de music-hall puis courir fond de scène dans des scènes pus toniques.

Après une fugue grinçante, aux harmonies âpres d’où ressortent les instruments à vent, on est d’emblée impressionnés par la connivence théâtre/musique; direction de Maxime Pascal très dynamique avec ses très jeunes musiciens du Balcon

 Trois actes, huit tableaux, chaque chanson est présentée côté cour, les titres défilent en lettres blanches sur fond rouge, c’est très percutant. On reste imprégnés par la situation dramatique

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

La Complainte de Macheath (Die Moritat von Mackie Messer), l’air le plus célèbre de la pièce, est au début! Jenny, la prostituée, ouvre le bal, la sculpturale Elsa Lepoivre est devant un micro pied, avant-scène, magnifique, pantalon paillettes, perruque rouge, veste clinquante. Parmi les clochards, pickpockets, et autres prostituées, elle égrène les crimes de l’insaisissable Macheath. Le requin, lui, il a des dents, Mais Mackie a un couteau : Le requin montre ses dents, Mackie cache son couteau…On a trouvé Jenny Trowlen Un poignard entre les seins ; Sur les quais, Mackie se promène, Il n’est au courant de rien. Mélodie et rythme langoureux, comme un étrange oxymore.

A la dernière strophe, elle se balance dans le cadre d’une enseigne lumineuse aux ampoules tons rouge/jaune d’un bel effet. Très belle interprétation. Densité instrumentale à chaque couplet et une fin en diminuendo très élégante.

Un ouvrage qui démarre par le chant d’une prostituée,  dont le prénom est cité dans le récit, n’est pas banal. Le ton est donné.

Jonathan Jeremiah Peachum est l’excellent Christian Hecq, gouaille, belle présence, voix projetée, bel acteur, allure de proxénète cabotin, contrôle la mendicité londonienne, balance sa morale cash: Le rentier, l’ouvrier, l’entrepreneur, chacun de nous, il pue…Il surjoue parfois des accents à la Louis de Funès, peu utiles ici.

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Saluons le remarquable travail de vidéaste de Sébastien Dupouey dont les vidéos mêlent modernité et actualités, Pop Art croisant les années 20 et le monde contemporain, art en perpétuel mouvement.

Duo superbe: Quand l’amour t’a lourdé, tu crèves comme un rat . Défilé des bandits de Macheath, très pittoresques.

Attitude altière, costume, posture de canaille sympathique, remarquable Birane Ba, pensionnaire à la Comédie-Française depuis 2019. Prestation scénique de haute volée, chant élégant et souple; on aurait aimé des interprétations plus sauvages, plus aiguisées, à la hauteur de son personnage et de sa lame.

Ces chansons n’ont pas les difficultés techniques des airs d’opéra; les tessitures sont plutôt centrales, il n’y a pas de grands sauts d’intervalles, d’arpèges, de gammes, de vocalises.

Polly Peachum est la magnifique Marie Oppert, vocalement et scéniquement parfaite. Craquante! Polly a planté deux amants riches, ils l’ont laissée de marbre, c’est vers Mac qu’elle est allée: la troisième fois, ce fut le bon. Y’avait plus raison de dire non

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Les quatre bandits, hommes de Peatchum, amènent beaucoup de relief, mais la scène de la tarte à la crème, très clownesque, mais longue et répétitive.

La mise en scène de Thomas Ostermeier est très mobile avec des entrées, sorties très fluides

L’interaction avec le public est très drôle: Dans cette écurie aura lieu mon mariage annonce Mac!

Brown, le chef de la Police, est incarné par Benjamin Laverne. De l’aisance scénique avec ce blouson cuir laqué et vocale, mais Tiger Brown est bien tendre et souvent; l’amitié depuis sa jeunesse avec Peachum, ne peut justifier cette caricature de tristesse, de sensiblerie exagérées, décalées par rapport au personnage de chef de la Police londonienne. Cela frise parfois le ridicule.

On retrouve Elsa Lepoivre qui campe une Jenny de caractère, bottines sur talons!

Dans le magnifique Duo de la jalousie: Polly et Lucy (Claïna Clavaron, excellente) se disputent la légitimité d’épouse de Mac! Géniale trouvaille, sur les grilles de ce décor unique, qui devient, escalier, prison, appartement. Lucy: Ah, c’est toi la bombe de Soho? Un côté West Side Story, très urbain, très punchline.

Célia Paechum est la tonique Véronique Vella qui jongle parfaitement entre les affaires de son mari et les aventures sexuelles de sa fille.

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Les chorégraphies de Johanna Lemke sont pleines de punch. Magnifiques costumes de Magda Willi

Saluons le beau travail de Philippe Franceschi avec son chœur Passerelles

Le choix de comédiens-chanteurs est audacieux et courageux. Dans l’un des temples de l’art lyrique, la direction a misé sur ce partenariat prestigieux. Donner la possibilité à des comédiens de chanter de l’opéra, renforce le thème de l’ouvrage et son esprit de revendication et de révolte. Un slogan politique déguisé de manière subtile?

La fin est une satire caustique, politique et pessimiste, dans cette ambiance de fanfare de rue. Tous semblent sans avenir. Parabole de la question de l’humain: Donnez-nous à grailler, on parlera après

Qui est le plus criminel: celui qui braque une banque ou celui qui la crée? Je vous laisse réfléchir…

Des références à François Villon, poète français de la fin du Moyen-âge, sont évidentes. Son texte célèbre, communément appelé La Ballade des pendus, après avoir été condamné à la pendaison est en contrechant ici.

L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Frères humains qui après nous vivez. N’ayez les cœurs contre nous endurcis… Ou le texte du Chant de la vanité: Cours après le bonheur, mais ne cours pas trop; tous courent après le bonheur, mais c’est le bonheur qui les poursuit . Et cette surprise finale, une dernière strophe provenant de la version de 1948: Partons à l’assaut des nouveaux fascistes, ce sont eux qui font couler les larmes!

On perd certainement un peu l’aspect réaliste de Brecht et Weill, comme une vieille chanson de Lotte Lenya ou d’Edith Piaf, cette ambiance noir et blanc, cette tension qu’il y avait certainement en 1928, en pleine République de Weimar dans la fragilité d’une Europe qui soignait encore les traumatismes de la première Guerre mondiale et qui allait s’enfoncer bientôt dans la Seconde, la montée du National-Socialisme en Allemagne, qui, brutalement, changera la donne.

Mais un spectacle brillant, intelligent, visionnaire, où se mêlent tradition et modernité.

Yves Bergé

Photos L’opéra de quat’sous – Festival d’Aix-en-Provence 2023 © Jean-Louis Fernandez

Festival d’Aix. Théâtre de l’Archevêché: L’Opéra de Quat’ Sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill

Mardi 20 juillet 2023

Direction musicale: Maxime Pascal-Orchestre: Le Balcon

Mise en scène et adaptation: Thomas Ostermeier

Troupe de la Comédie Française

Nouvelle traduction: Alexandre Pateau

Rmt News Int • 23 juillet 2023


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