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The culture beyond borders

De L’Allemagne d’après le roman éponyme de Germaine de Staël

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S’adressant à un public peut être averti, le spectacle n’avait pas de notice fournie sur cette grande dame des Lumières. Je l’ai toujours admirée et j’en offre ces lignes, tirées d’une causerie, à l’usage des lecteurs.

 GERMAINE DE STAËL (1766-1817)

Elle naît à Paris, mais de parents suisses, protestants. Elle est la richissime, fille du ministre des Finances de Louis XVI, Jacques Necker, qui se paie le luxe de payer le budget de la France ruinée, de prêter au Royaume une somme colossale que Germaine mettra presque toute une vie à récupérer. Elle est élevée dans un milieu de gens de lettres.

En 1786, à vingt ans, elle épouse —on lui achète un mari et un titre—le baron Staël, ambassadeur du roi de Suède auprès de la cour de France. Sans enthousiaste, avec esprit mais cruellement, elle dit :

 « De tous les hommes que je n’aime pas, mon mari est celui que j’aime le mieux. »

 Mariage de raison à la mode dans leur grand monde : les époux s’aiment sans doute un peu et se trompent beaucoup. Le baron a des aventures, Germaine, des passions tapageuses, dans les dangereuses liaisons libres d’une époque risquée traversée, après la chute de l’ancien Régime, de la Révolution et sa Terreur, du Directoire et du Consulat et d’un Empire autocratique qu’elle annonce et dénonce. Sa vie sentimentale agitée, orageuse avec Benjamin Constant, de Lausanne —auquel elle inspirera le personnage suicidaire à répétition d’Ellénore du roman Adolphe— la fixe dans ce couple tourmenté de Suisses, intransigeants donneurs de leçon républicaine à la neuve République française, la rendant indésirable, plusieurs fois forcée à l’exil à travers l’Europe, suivie de Benjamin qui, plus habile, s’arrangera avec tous les régimes, arrangeur même de la Constitution napoléonienne qui la révulse.

Elle divorce en 1800, épousera un homme plus jeune.

Femme généreuse, elle se mêle de tout. Favorable à la Révolution et aux idéaux de 1789, critique dès 1791, opposante à tous les extrémistes, elle est gênante à tous, un temps protégée par le statut diplomatique de son mari, elle doit se réfugier auprès de son père en Suisse à plusieurs reprises.

Fascinée par le jeune Général Bonaparte vainqueur des Autrichiens en Italie qui rentre en restaurant les finances d’une république appauvrie, elle le harcèle de questions, rapporte Talleyrand :

« Général, quelle est pour vous la première des femmes ? », demande-t-elle se posant sans doute imprudemment en première.

— Celle qui fait le plus d’enfants, Madame », lui aurait répondu sèchement le misogyne Corse, tout dévotion pour sa Laetizia de maman.

 Peut-être début ou symptôme d’une guerre répulsion/fascination entre eux. Mais, plus politiquement, elle le voyait en libéral, mais lucide, avec le coup d’état du 18 Brumaire (9 novembre 1799), approuvé par l’opportuniste Benjamin Constant, elle voit qu’il signe la fin de la Révolution et que le Consulat, le faisant Premier Consul, en fait un dictateur à vie. La suite lui donne vite raison : le régime consulaire se transforme en empire héréditaire. Bonaparte est sacré empereur le 2 décembre 1804 et le régime se construit sur le modèle d’une monarchie que la Révolution avait abolie.

De son célèbre et bruyant salon de la rue du Bac où elle reçoit tout le gratin culturel et politique, républicains et émigrés, du haut de sa notoriété, voix hautement connue internationalement, au nom de la liberté, elle se répand contre lui. Napoléon dira avec humour mais non sans raison,

 « Mes plus grands ennemis en Europe ? L’Angleterre, la Russie et Madame de Staël. »

Revenue d’un de ses exils en mai 1795 avec Benjamin Constant, elle en est de nouveau exilée en octobre par le redoutable Comité de Salut public, au couperet toujours facile malgré la fin de la Terreur. Germaine acquise fidèlement aux idéaux de 89, sait la monarchie impossible désormais, rêve d’une république fondée « sur la justice et l’humanité » ; par sa voix, sa plume, sous son nom ou des pseudonymes transparents, elle s’élève contre tout despotisme, élevant contre elle monarchistes revanchards, révolutionnaires ultras.

Bannie de Paris (condamnée à en rester « à quarante lieues », 160 km), puis interdite de séjour sur le sol français, exilée en 1803 par Bonaparte, en résidence forcée et surveillée dans sa propriété de Coppet près de Genève ; elle y réunit toute l’Europe pensante, ce que Stendhal a appelé « les états généraux de l’opinion européenne ». Elle réussit à fuir, voulant rejoindre l’Angleterre. À cause du blocus continental qui ferme les ports, c’est une épopée terrestre.

Il y aurait de quoi sourire, si elle n’avait eu à tant endurer, à voir l’homme le plus puissant d’Europe, chasser bassement une femme et la poursuivre sur tout le continent alors qu’elle évite l’expansion de ses armées conquérantes jusqu’à la Russie juste avant l’arrivée des Français dans un Moscou en flammes, fuyant avec, sinon armes, bagages, enfants, et Benjamin Constant à ses côtés, à ses crochets (dont elle a eu une fille) pour trouver, passant par la Suède ex-matrimoniale, où va sagement régner Bernadotte, ancien Maréchal d’Empire qui se retournera contre l’Empereur, un asile en Angleterre. Elle y écrira De l’Allemagne en 1810, remettant juste un pied prudent en France pour en suivre de loin l’impression, dix-milles exemplaires, immédiatement saisis et pilonnés.

Talleyrand, « Le diable boiteux », l’Évêque d’Autun qui servira et trahira tous les régimes, qui l’a exploitée sentimentalement, financièrement et politiquement, qu’elle a sauvé peut-être de l’échafaud en le faisant rayer de la liste des émigrés à son retour en France, pour lequel elle avait arraché de vive force le ministère des affaires étrangères à Barras, alors Premier Consul, allant même lui faire l’article de ses vices utiles (« Il a tous les vices de l’Ancien Régime et ceux du nouveau : il est fait pour vous ! »), l’ingrat Talleyrand qui ne lui rendra jamais la protection qu’elle lui avait toujours prodiguée, dira d’elle avec un humour cruel :

« Cette femme avait toutes les vertus et un seul défaut : elle était insupportable. »

 Sans doute à vouloir se mêler, avec une clairvoyance et une compétence que n’avaient sûrement pas nombre d’hommes qui, en politique même révolutionnaire, avaient prudemment exclu les femmes, ne leur accordant même pas le droit de vote. Pourtant, dans ce livre où elle soulignera n’avoir rien mis de ses idées qui pourraient fâcher encore le pouvoir, elle a cette étrange affirmation qui sonne comme un aveu désabusé, comme si elle insinuait qu’elle voulait rester enfin modestement à sa place, à l’ombre, sans conflit avec les hommes :

 « On a raison d’exclure les femmes des affaires politiques et civiles ; rien n’est plus opposé à leur vocation naturelle que tout ce qui leur donnerait des rapports de rivalité avec les hommes, et la gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur. »

Et discutant du mariage, elle ne discute pas la primauté biblique de l’homme sauf pour le rappeler à ses devoirs, primordiaux en conséquence :

« Dieu a créé l’homme le premier comme la plus noble des créatures, et la plus noble est celle qui a le plus de devoirs. »

FÉMINISTE ?

Recevant Lucile Pessey à la radio pour présenter ce spectacle, production de son association Intim’Opéra, qui a pour vocation de valoriser le matrimoine culturel si longtemps oublié ou négligé, je m’étonnais : pour un spectacle sur la combattive Madame de Staël, matière idéale, pionnière et aujourd’hui icône rêvée du féminisme par sa vie et son œuvre qui exalte des femmes victimes des contraintes sociales, aristocratiques chez Delphine (1802) ou maritales et artistiques dans Corinne ou l’Italie (1807 et 1808), image de la femme libre et poétesse, cette production nous la représente par le biais non de ses fictions socialement significatives sur le statut de la femme, mais de son fameux essai, De l’Allemagne (1810-1813).

 La justification est que ce spectacle est bâti sur idée de Maria Kohler, comédienne de la riche colonie allemande de Marseille, pour fêter de la sorte la Journée franco-allemande —j’imagine la non citée commémoration du Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, signé par le Chancelier Adenauer et De Gaulle, qui scellait la réconciliation de l’Allemagne et de la France.

 De l’Allemagne

France/ Espagne

La France, ignorante de la littérature espagnole, autant que de l’allemande comme le déplorait Madame de Staël, n’a pas vu que cette approche comparatiste avait un célèbre précédent hispanique, connu de toute l’Europe depuis deux siècles, La oposición y conjunción de los dos grandes luminares de la tierra o de la antipatía natural de franceses y españoles (‘L’opposition et conjonction des deux grands luminaires de la terre ou de l’antipathie naturelle des Français et des Espagnols’), un essai du Doctor García paru à Paris en 1615 à l’occasion du double mariage d’Isabelle de Bourbon et de Philippe IV et, d’autre part, d’Anne d’Autriche et de Louis XIII, dans un esprit de concorde entre les deux nations en guerre depuis un siècle. L’édition, bilingue, connaît un succès foudroyant, plus de quarante-sept éditions au XVIIe siècle et encore au XVIIIe et des traductions dans toute l’Europe, italienne, anglaise, allemande, française en plus de la bilingue originale. García fait une étude physico-psychologique comparée des deux nations, des modes et vêtements, des habitudes, des mœurs, oppose la gravité de l’Espagnol à la légèreté et la volubilité du Français, constate le bruyant désordre des coqs gaulois dans la rue face au silence digne des Espagnols. Des clichés auxquels n’échappe pas le texte de Staël.

Naturellement, la comparaison cas par cas entraîne des paires de phrases brèves et des figures de symétries, antithétiques, enchaînant forcément stéréotypes nationaux, non sans humour, dans la simplification inévitable des poncifs. Mais le désir des deux auteurs est la concorde des deux nations par la connaissance de l’Autre et l’équivalence des qualités et défauts réciproques.

À García, il sera reproché une sympathie pour la France comme on fera, d’une sympathique germanophilie de Stahl, une antipathie française, fallacieux argument pour censurer et interdire le livre, alors que la bouillonnante, généreuse et curieuse Germaine, même si l’Allemagne n’est pas encore une entité politique, en visionnaire lucide, la perçoit dans une unité raciale et culturelle qu’elle s’emploie à faire connaître. Au sentiment de supériorité du Français, à une arrogante France impériale autocentrée, bien qu’impérieusement excentrée dans toute l’Europe, elle offrait le miroir, forcément réflexif, d’un autre pays, d’une autre culture, d’autres valeurs, qui, par la comparaison et non la confrontation, ne pouvaient que l’enrichir. Elle souligne avec finesse et humour le scientisme français, son culte des mathématiques, sa religion de la Raison, et l’oppose au goût allemand de l’Imagination, aux élans de l’enthousiasme, résumant les deux pôles opposés de l’esprit de « merveilleux » qui a le pas sur l’esprit de géométrie :

 « L’univers ressemble plus à un poème qu’à une machine », répète-t-elle.

 C’est avec justice qu’on fait de son essai une introduction, en France, du romantisme, déjà sensible chez son compatriote adoré, Jean-Jacques Rousseau, comme si la Suisse était un trait d’union avec les élans passionnels du Sturm und Drang germanique, ‘Tempête et Passion’, mouvement artistique et politique national révolté, au nom de l’intériorité, contre la superficialité abstraite des Lumières à la française : le Français parle, l’Allemand pense, résumera en quelque sorte Germaine.

« Un Français sait encore parler, lors même qu’il n’a point d’idées ; un Allemand en a toujours dans sa tête un peu plus qu’il n’en saurait exprimer. On peut s’amuser avec un Français, quand même il manque d’esprit. Il vous raconte tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, le bien qu’il pense de lui, les éloges qu’il a reçus, les grands seigneurs qu’il connaît, les succès qu’il espère. Un Allemand, s’il ne pense pas, ne peut rien dire, et s’embarrasse dans des formes qu’il voudrait rendre polies, et qui mettent mal à l’aise les autres et lui. »

Évidemment, décréter l’Allemagne « la patrie de la pensée » ne pouvait être bien perçu dans une France se targuant d’être le pays de la Raison. Mais à cette raison qu’elle semble concéder à la France, trait déjà romantique, elle oppose le Sentiment.

Mais, surtout, cette farouche fille de la liberté qu’elle défend contre les oppresseurs, dénonçant inlassablement la trahison des idéaux de la Révolution par Bonaparte, à côté d’inévitables clichés, laisse percer son indépendance d’esprit et tombe juste quand, elle la retrouve et salue dans ce pays l’individualisme du jugement libéré des contraintes, si françaises des règles, c’est-à-dire des académies :

 « En Allemagne, il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout est individuel. L’on juge d’un ouvrage par l’impression qu’on en reçoit, et jamais par des règles, puisqu’il n’y en a point de généralement admises. »

 Certes, l’on voit que, en dehors de quelques délicieux croquis paysagers ou urbains, quelque anecdote pittoresque sur les coutumes brassées, brossées avec la plaisante légèreté salonnarde française, l’Allemagne de la Baronne de Staël est celle de son monde, de son milieu : de son salon. Mais quel salon ! Même si elle n’a pu les connaître directement, puisqu’ils étaient morts autour de 1803/1804 elle parle du poète de la nature Klopstock, du dramaturge Lessing, du criticisme idéaliste de Kant mais aussi de Herder maître de Schiller et Goethe, qu’elle fréquente en personne dans le salon du duc de Weimar, de Schlegel. Comme dans son salon parisien, dans son château suisse de Coppet où elle réunit les beaux esprits européens, comme l’abeille va au miel, elle butine passionnément la culture, la philosophie, œuvre même pour l’abolition de l’esclavage.

Le poète Heinrich Heine (1797-1856), admirateur de Germaine, mitigera cependant son enthousiasme dans un ouvrage parallèle, De l’Allemagne (1835), axé surtout sur l’histoire de la religion et de la philosophie mais il pressent subtilement les dangers des nationalismes naissants. Les longues notes qu’il accumule pour un autre essai, De la France (1833/1857) laissent voir l’empreinte en lui de Madame de Staël.

Aujourd’hui, avec d’autres moyens, on l’aurait qualifiée d’influenceuse. Mais on portera à son crédit la noblesse des causes qu’elle défend, la liberté et l’humanisme au-dessus de tout. En 1793, elle se fend même d’un texte adressé aux femmes, prudemment anonyme, pour tenter d’arracher Marie-Antoinette à la guillotine. La caisse de résonance de son salon parisien d’opposition libérale, agacera tellement Bonaparte en marche vers le pouvoir absolu, crispera tellement Napoléon devenu empereur, qu’il cherchera le mettre sous cloche, à la bâillonner, faire taire cette intransigeante opposante. En vain. Quelqu’un dira :

 « Le salon de Madame de Staël est partout où elle se trouve. »

 Et dans ce spectacle, certes un trio de dames, mais devant une salle pleine et vibrante qui leur fera un triomphe mérité —à quelques réserves près.

LE SPECTACLE : LECTURE ET MUSIQUE

         Un piano à jardin, à cour, une table basse, un fauteuil, deux guéridons à candélabres, un canapé de style ni Empire, ni Directoire, ni Louis XVI mais aux lignes voluptueuses galbées du rococo appelant la caresse qui justifieraient le mot de Talleyrand disant que, qui n’avait connu l’Ancien Régime, n’avait pas connue ce qu’était la douceur de vivre —pour certains, c’est sûr. Robe orange pour Corinne (nom du roman), bleu sombre pour Mirza la pianiste, et légère tunique beige, vaguement à l’antique Directoire pour Ellé(o)nore (Ellénore, nom de l’héroïne névrotique de l’Adolphe de Constant), qui vient avec la lettre reçue de son amie Germaine à Londres avec un exemplaire de son livre, De l’Allemagne dont la lecture qu’elle va en faire longuement est le cœur, lourd, du spectacle, plus oral que musical.

         En effet, cette longue lecture à une voix a la limite, au sens dramatique sinon artistique, d’exclure du jeu pratiquement les deux autres partenaires, puisque Marion Liotard, virevoltante et vibrante au piano, en soliste impatiente commentant ou ponctuant avec enjouement des effets du texte, et Lucile Pessey au chant, dans le peu qui leur est imparti, emplissent et occupent généreusement l’espace laissé plutôt vide par la voix au joli timbre et doux accent mais trop faible de la lectrice Maria Kohler difficilement audible, qui me contraint de revenir au texte même pour combler les lacunes de l’audition.

Faute d’une dramatisation des personnages, d’une théâtralisation du texte et musiques, d’élargir à d’autres textes de Staël, qui eût demandé d’autres moyens, le metteur en scène Yves Coudray meuble habilement l’espace des comparses auditrices par des déplacements, un peu forcés, requis par la tasse de thé, les biscuits offerts, la consultation de la partition, du texte : malgré tout, elles sont réduites à quelques mimiques, des exclamations de surprise, d’indignation ou à des gestes féminins de joyeuse ou tendre complicité ou consolation, se tenant par les main, ou parfois se partageant une page du livre ou entonnant en trio  « l’Hymne à la joie » de Schiller, coda de la IXe Symphonie de Beethoven. Cela en fait des silhouettes mais non des personnages.

         Pourtant, l’entrée d’Ellé(o)nore, lettre et livre en main de Germaine était une vraie entrée dramatique, avec l’anecdote, terrible pour la démocrate, du décret liberticide « sur la liberté de la presse » […] « qu’aucun ouvrage ne pourrait être imprimé sans avoir été examiné par des censeurs ».

         Il y a l’aveu poignant de l’exilée se risquant malgré tout à poser un pied en France :

         « Je vins à quarante lieux de Paris pour suivre l’impression de cet ouvrage, et c’est là que pour la dernière fois j’ai respiré l’air de France. »

         Puis l’annonce de la destruction officielle des dix-milles exemplaires, un vrai autodafé contre la pensée, l’obligation policière d’en remettre le manuscrit. Enfin, sommet de cruauté, de cynisme, il y a le courrier du ministre de la Police Savary commandité par Napoléon, justifiant censure et exil au nom d’un nationalisme étriqué :

« Votre dernier ouvrage n’est point français. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. »

 Il se paie l’hypocrite politesse de lui désigner les ports par lesquels il lui est permis de quitter la France dans les vingt-quatre heures, dont on lui laisse ironiquement le libre choix —mais, avec obligation de les signaler avant son départ, tant on la surveille de près : bref, tant on la redoute.

C’était l’entrée, à coup sûr dramatique en scène, du drame tout de même réel vécu par cette indomptable femme. Peut-être eût-il mieux convenu pour une fin, après une connaissance du livre, faisant ressortir l’injuste tyrannie qui le et la condamnait. Mais la lecture consécutive du livre, anecdotique, en neutralise, en dilue aussitôt l’impact émotionnel personnel par le propos général et il n’y aura rien de particulier par la suite de ce niveau de tension réellement théâtrale. D’autre part, cette récitation univoque, à sensation monocorde par évaporation vocale, accuse, du moins quand on arrive à capter les paroles, le didactisme, parfois moralisateur du texte, écueil qu’épargne une lecture solitaire à rythme personnel.

         Alors, on attend la musique. Aucune n’est contemporaine, même si on veut peut-être considérer le lointain Bach intégré, et Mozart encore proche, ce dernier illustrant la juste observation de Germaine de son art d’allier texte et musique, avec évocation du Don Giovanni dont Lucile Pessey, dont la belle voix fruitée a muri, s’est élargie, colorée dans le grave sans perdre de sa légèreté, se paie le luxe de parodier l’air caverneux de l’entrée du Commandeur au dernier acte. L’hommage à Haydn dont Germaine entendit la Création à Vienne méritait peut-être quelque intervention de Liotard au piano. On aurait rêvé de quelque pièce de la marquise Hélène de Montgeroult, stricte contemporaine de Germaine de Staël, ayant traversé les mêmes affres révolutionnaires. Mais comment résister à An die Musik, cet hymne délicat à la musique salvatrice de Schubert ?

Les morceaux, sauf exception, ne semblent guère illustrer strictement le texte, une situation autre qu’affective des interprètes, comme la rageuse douleur de Corinne, déchirante dans un air de Mozart exaltant la fidélité à la mention du libertin Benjamin Constant qui fut le tourment amoureux de Germain/Ellénore. Sans être contemporain, car postérieur à la mort de Madame de Staël, l’Ode, ou « l’Hymne à la joie » de Schiller, coda chorale de la IXe Symphonie de Beethoven est pleinement justifié par l’admiration que Germaine voue au poète connu. C’est devenu à juste titre notre hymne européen puisque l’on y chante les valeurs supranationales, morales, des peuples harmonieusement unis que prône effectivement et affectivement Madame de Staël : « Alle Menschen werden Brüder », ‘Toues les hommes deviennent frères’.

C’est un sommet grandiosement naïf et sentimental de l’idéologie des Lumières.

UNE CERTAINE IDÉE DE L’EUROPE

Belle idéal plutôt, que caresse le rêve de la généreuse baronne, et son credo en faveur du mélange fraternel des peuples, des savoirs, bref, contraire à l’exclusion qui menace ou agit actuellement. On pourrait opposer à certains, aujourd’hui même, rêvant de frontières mentales et culturelles, au risque de l’asphyxie du confinement intellectuel, cette superbe sentence de Madame de Staël, et ses déclinaisons qui semblent s’adresser à tels de nos contemporains qui redoutent frileusement les dangers des courants d’air extérieures, rêvant de barrières, de frontières sanitaires, raciales, intellectuelles :

« nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France […] la grande muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors d’y pénétrer.[…]

On se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères. […] Les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. »

Comment ne pas partager aussi son plaidoyer pour le mélange et l’enrichissement des cultures et langues par le brassage harmonieux. Elle est Suisse de France, donc maîtrisant français, sûrement italien et l’alémanique, l’anglais étudié, polyglotte en somme. Ouverte à l’Autre. Passant par la Russie elle voulait écrire un autre essai, De la Russie.

Stendhal touche juste en voyant dans ses rencontres de Coppet « les états généraux de l’opinion européenne ». Elle l’exprime explicitement :

« Il reste encore une chose vraiment belle et morale, c’est l’association de tous les hommes qui pensent d’un bout de l’Europe à l’autre. »

Certes, issue d’un milieu favorisé, privilégié. Mais n’y a-t-il pas encore plus grand mérite de dépasser ses égoïsmes de classe pour s’ouvrir généreusement à l’Autre, du dehors, pour l’accueillir comme une richesse ? Elle a cette belle formule à son image :

« L’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit. »

Aux frémissements de la salle, on sent que ce message, d’une actualité politique et humaine si contemporaine, passe très bien, peut-être un peu trop surjoué par un jeu d’optimisme solidaire souriant des trois dames sollicitant notre sympathie. On regrette d’autant plus, en tant que dramaturge, que l’on n’ait pas placé en cette fin l’épisode initial de la brutale destruction de ce livre généreux par un pouvoir despotique qui menace toujours nos valeurs humanistes, nos libertés de dire, d’écrire, de penser.

FRANCE/ALLEMAGNE

À l’évidence, avec le recul du temps, on ne peut embrasser cet ouvrage, mû par un désir de rapprochement de deux nations, qu’avec le sentiment qu’elles furent toujours des ennemies traditionnelles. Il n’en était rien à l’époque de Madame de Staël : après deux siècles de rivalité avec l’Espagne, c’est la Grande-Bretagne qui était devenue l’ennemie traditionnelle de la France. Cet antagonisme ne cédera qu’en 1904 avec la signature à Londres de l’Entente cordiale avec la République Française. Après la cuisante défaite française de 1870, la proclamation à Versailles du Reich allemand, l’annexion de l’Alsace et la Lorraine, puis les deux Guerres mondiale, c’est l’Allemagne qui occupera ce rôle, et il faudra attendre l‘embrassade historique entre le Chancelier Adenauer et De Gaulle qui scelle en 1963, « l’accord durable », la réconciliation, des deux peuples ennemis depuis près de cent ans.

         Et l’on rendra encore cet hommage à Madame de Staël, Européenne visionnaire, qui autant encore que l’Italie, unifiée aussi en 1871, voit de façon globale ces deux peuples, mais comme facteurs culturels d’une même Europe. Dont elle est un juste emblème.

        Après cette réussite féministe et musicale, on espère avec impatience et sympathie un autre spectacle d’Intim’Opéra de Lucile Pessey qui a la générosité de ne pas tirer à soi la couverture artistique et amicale. Benito Pelegrín

Lucile Pessey, soprano

Marion Liotard, pianiste

Maria Kohler, comédienne

Mise en scène : Yves Coudray.

Costumes : Mireille Doering-Born

Teaser spectacle Paris (autorisation Intim’Opéra)

Présenté au  Cabaret-Théâtre L’étoile bleue, 107, bis Boulevard Jeanne d’Arc, Marseille, Samedi 20 janvier 2024

Rmt News Int • 1 février 2024


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