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LES BARBARES PARMI NOUS

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Meilleur moyen de gagner un match : empêcher qu’il se joue. Non match nul mais annulé, pour cause du caillassage des cars de l’équipe et supporters de l’OL par d’insupportables fanatiques de l’OM, droit au but de la bêtise. Ainsi, trouble-fête d’une rencontre sans rencontre, ces barbares auraient pu mesurer leur triste victoire à l’aune du triomphe festif, à la même heure, que notre Opéra faisait au « Barbare » presque par antonomase, Attila. Mais il est vrai, de Verdi.

ATTILA

Livret de Temistocle Solera, musique de Giuseppe Verdi

Opéra en trois actes et un prologue

Opéra de Marseille

VERSION CONCERTANTE

Dimanche 29 octobre

En ces temps troublés où la terreur barbare frappe nos sociétés et nos consciences, l’Opéra de Marseille nous en réveille et offre une figure archétypale en la personne d’Attila, « fléau de Dieu », sous les sabots du cheval duquel l’herbe ne repoussait pas, selon la terrible image que la mémoire en a conservé. C’est le redoutable roi des Huns du cinquième siècle de notre ère, mais sous la seule forme où nous voudrions vraiment l’accueillir : lyrique, musicale, en harmonie, bref, civilisée.

Les Huns dans l’histoire

          Nous sommes à la fin de l’Antiquité, de l’Empire romain, époque des grandes invasions selon l’expression française, des migrations ou d’errance des peuples ailleurs. Les Huns, étaient un peuple turco-mongol des plaines d’Asie centrale qui, au IVe siècle de notre ère, avançant vers l’ouest, vers 370, atteignent et s’installent d’abord entre la mer Caspienne et la mer Noire, où la toundra de la Volga et du Don leur rappel leurs steppes originelles. Ils vont étendre leur domination en Europe centrale, s’implanter solidement dans le bassin du Danube, la Pannonie, l’actuelle Hongrie, qui, en latin, lui devrait son nom dérivé de Huns : dans ce pays, Attila est célébré comme un héros fondateur. 

Au passage, d’est en ouest, les Huns ont fait fuir de peur, ont poussé devant eux ou intégré d’autres peuples germaniques qui vont aussi déferler sur l’Europe, tels les Alains, les Goths et Ostrogoths. Certains, déjà plus ou moins assimilés, luttent ou pactisent avec l’Empire romain d’Occident ou d’Orient. Ils y créeront des domaines fédérés alliés puis des royaumes indépendants : les Wisigoths, les Goths de l’ouest, obtiennent des Romains l’Aquitaine où ils se sédentarisent, avec pour capitale Toulouse, avant de gagner l’Ibérie, où ils luttent contre les Vandales installés dans ce qui deviendra la Vandalousie, l’Andalousie, qui chassés d’Hispanie, traversent la mer et se taillent un royaume en Afrique du Nord. Le futur saint Augustin, alors évêque d’Hippone, connaîtra le siège de sa ville par les Vandales.

Attila dans l’Histoire

Attila naît vers 395 dans les plaines du Danube et mourra en 453. Plus que roi de ce qui n’est pas un empire au sens administratif, mais une « emprise », une domination non organisée, c’est le « Chef de guerre ». Il ne réussit pas à conquérir Constantinople, mais en obtient une rançon contre la promesse de la paix. Il pousse vers l’ouest, atteint la Gaule en 451, ravageant tout sur son passage, massacrant toute la population de Metz puis rasant la ville, il assiège Lutèce (Paris), échoue à prendre Orléans et, alourdi par l’énorme butin de ses pillages, recule jusqu’en Champagne. Il y sera battu près de Châlons, dans les Champs Catalauniques par les troupes romaines secondées par les tribus germaniques déjà installées en Gaule, les Wisigoths d’Aquitaine, les Francs, les Burgondes qui, fédérées à Rome, en obtiendront ainsi, de facto ou de juro, ces territoires qui s’érigeront en royaumes à la chute de l’Empire.

          Attila, se tourne alors vers l’Italie ; passant les Alpes en 452, il ravage la plaine du Pô, détruit la ville d’Aquilée, dans le Frioul, où nous le retrouvons avec l’opéra de Verdi. Si l’Italie n’en fait pas un héros national comme la Hongrie, à juger par l’intérêt culturel qu’on lui porte, il ne semble pas l’épouvantail ni l’Antéchrist. En 1667 Corneille, donne à la troupe de Molière sa tragédie Attila, Roi des Huns, qui n’est pas mal reçue par la critique. Seul un contresens répété sans vérification prête à Boileau un sévère « Après l’Attila, holà !», alors qu’il s’adresse, comme il l’explicite dans une de ses Satires, non à Corneille, mais à un public, prétendument connaisseur, osant critiquer le grand dramaturge. Dans la pièce, Attila, assez galant, amoureux, moins barbare que politique, pour sceller des alliances, hésite entre la sœur de Mérovée, franque, et une romaine, sœur du jeune Empereur Valentinien.

          L’Attila de Verdi

Il me semble intéressant, ce à quoi on ne s’intéresse guère apparemment, de contextualiser la pièce dont s’inspire Verdi. En 1808, année du soulèvement de l’Espagne contre Napoléon, qui sape le mythe de l’Empereur invincible qui domine l’Europe, paraît la tragédie romantique allemande de Zacharias Werner, Attila, König der Hunnen (qui n’ignore pas celle de Corneille). Elle est créée à Vienne l’année suivante, six mois après l’indécise bataille d’Essling près de Vienne qui, après les défaites espagnoles, montre, malgré quelques victoires comme Wagram, que l’on peut résister à la Grande Armée de Napoléon qui n’est plus ce qu’elle fut, comme les hordes d’Attila, échouant devant Rome, à un an de la mort du chef.

Verdi en demande à Piave d’abord, puis à Temistocle Solera, un livret, compliqué ou complété et modifié finalement par Piave. Ce n’est pas le chef-d’œuvre de Verdi, on le sait. Mais quoiqu’en disent ceux qui font la fine bouche, cet opéra d’un encore jeune compositeur de trente-trois ans annonce sa production ultérieure.

L’œuvre est créée à la Fenice le 17 mars 1846, dans cette Venise effervescente, ruant sous le joug des Autrichiens. C’est plus qu’un brouillon du génie futur : on trouve ici, dans le livret du même Temistocle Solera, le même thème d’un peuple opprimé que dans Nabucco (1842). Si, dans ce dernier, le chœur « Va, pensiero… », devenu hymne presque national d’une Italie qui n’est pas encore une nation, devenu universel, se contente de chanter la nostalgie du pays perdu, passivement soumis, dans Attila, comme dans une évolution de la conscience politique, c’est la résistance à l’oppresseur pressant qui s’organise et emblématise dans la figure d’une femme héroïque, Odabella, se rêvant nouvelle Judith décapitant Holopherne pour délivrer sa patrie. Son fiancé retrouvé aura aussi ses couplets patriotiques, ainsi que le général romain Ezio d’abord traître collaborateur, marchandant l’Italie contre l’Empire avec un Attila vainqueur qui refuse noblement cette ignominie et lui fait la leçon, lui reprochant d’être parjure à son maître l’Empereur. La vision hallucinatoire du pape Léon, marquera l’arrêt de la marche des Huns sur Rome, signant la fin de l’invasion.  

L’Attila marseillais

Salle délirante d’enthousiasme à juste titre. Et je note d’un public assagi et attentif, qui attend chaque fois la toute fin de l’air et des notes de l’orchestre pour applaudir sans interférer sur la musique.

Sous la baguette attentive à son plateau de solistes derrière lui et face à plein d’un Orchestre qu’il domine et maîtrise, qui le suit en parfaite symbiose, Paolo Arrivabeni, ovationné par le public, nous aura offert une parfaite illustration du meilleur de la traditionnelle direction italienne lyrique, sachant servir les voix sans asservir l’orchestre, dans un équilibre entre les deux qu’on dirait génétique si ce terme n’était aujourd’hui si galvaudé : disons expérience des exigences humaines du chant et connaissance profonde de l’instrumentarium orchestral.

Dès les sombres accords de cuivres lourds, angoissants, menaçants bien que lointains encore de l’ouverture, un nappage étale de cordes graves, déchiré d’un aigu plaintif, il ménage une montée éclatante, fracassante, d’une maîtrise qui ne se démentira jamais, avec un contrôle d’une rare précision dans les ensembles nombreux, du duo au trio jusqu’au quintette.

          Le rideau se lève sur la liesse des Huns et des Ostrogoths leurs alliés, qui chantent leur dieu Wotan et célèbrent leur roi Attila, vainqueur après la destruction de la ville d’Aquilée. Sous la férule de Florent Mayet, ce chœur masculin est aussi précis qu’expressivement barbare, qualités que l’on retrouvera, dans le registre inverse, dans le chœur dolent des rescapés, des druides (sans doute des Gaulois celtes inféodés aussi aux Huns) et, plus tard, des femmes.

          Un esclave d’Attila, Uldino, dont la longue silhouette juvénile et la voix fragile d’Arnaud Rostin-Magnin sont à l’image de sa pitié, a épargné du massacre général un groupe d’irréductibles femmes combattantes, menées par Odabella, fille du gouverneur d’Aquilée, mort ou disparu, comme son fiancé, le chevalier romain Foresto.

Amazone en fureur, vierge vengeresse guerrière, faute d’hommes massacrés, Odabella, au nom du père et du fiancé morts, élevant son destin individuel ravagé par l’Histoire collective au niveau de la tragédie universelle, en vient à incarner la résistance, le cri de liberté contre l’oppression. Et c’est par un air d’entrée immédiat, immense cri de douleur et de rage, hérissé des zigzags verticaux, vertigineux du grave à l’aigu extrême sans préparation, hérissé de notes piquées, plantées comme des dards, avec une puissance tragique que Csilla Boross, soprano hongroise —de la patrie d’Attila !— s’offre à nous, dans l’évidence, la puissance, d’une incarnation vocale d’un héroïsme à couper notre souffle et pas le sien, qui semble infini. Plénitude d’une voix de chair mais agile, claquant comme un fouet dans les forte, survolant avec une aisance toujours expressive les défis de sa partition de fureur puis, adoucie en berceuse à la longue ligne de cantilène de son autre air contrastant, déchirant de douloureuse nostalgie. Subtilement, Verdi arrache la soprano, héroïne conventionnelle de l’opéra de cette époque au cliché du couple avec le ténor, longtemps éclipsé, pour la confronter immédiatement avec la basse d’Attila, affrontement violent de la femme révoltée, invaincue, puis jeu ambigu de séduction envers le vainqueur pour servir son lent désir ombreux de vengeance.

La basse italienne Ildebrando d’Arcangelo est un ennemi à la hauteur de cette Némésis, nocturne déesse de la vengeance : sans forcer le trait dans la version concert, sa barbarie exprimée, purgée dans le fracas des chœurs ivres de victoire et de l’orchestre qui la traduisent, il a l’allure et la figure noble, imposante par nature physique plus que par jeu, d’un rayonnant héros qui n’a pas à en rajouter à sa gloire d’indiscutable vainqueur. Du sombre grave aux aigus pleins, égale en volume, sa voix puissante, tonnante sans étonner ni détoner d’excès, correspond à sa personne, à ce personnage finalement chevaleresque : non seulement il ne tient pas à grief la désobéissance du tendre Uldino qui a contrevenu à ses ordres impitoyables en exceptant les femmes du massacre, mais, chevaleresque, saluant la vaillance d’Odabella, avec panache, hommage ou défi, il lui offre même son épée comme l’arme que la prisonnière réclame pour continuer le combat et le tuer. Il est remarquable d’intériorité superstitieuse dans ses hallucinations dignes de Nabucco face au fantomatique vieillard qui s’avère Leone, l’Évêque de Rome (ce n’est que progressivement que l’évêque de Rome aura le titre de pape avec préséance sur tous les autres évêques d’une pluralité d’Églises autocéphales, indépendantes). Avec simplement quelques phrases, la basse française Louis Morvan impose une sombre autorité qui donne envie de le réentendre plus longuement.

Le baryton espagnol Ezio Juan Jesús Rodríguez incarne de toute la puissance de sa superbe voix éclatante, Ezio, général romain, le seul personnage, avec Attila, de quelque complexité psychologique, traversé de sentiments complexes, même contradictoires. Rebelle tonitruant prêt à franchir le pas de la révolte contre le jeune et faible Empereur Valentinien III dont les ordres lui sont une humiliation, on découvre qu’il s’est battu victorieusement en Gaule contre Attila près de Châlons, ces Champs Catalauniques, déroute des Huns prenant alors la route d’Italie. S’autorisant d’une estime entre adversaires loyaux, bassement, baissant à l’insinuation venimeuse sa puissante voix, le glorieux général romain, prêt à collaborer avec le vainqueur du jour, offre à Attila l’encore immense Empire romain en échange de l’Italie qu’il se réserverait. Attila, qui admire la grandeur et le courage qu’il a salués en Odabella, réprouve et condamne ce vil marché d’un parjure traître à sa patrie et refuse, rêvant la conquête totale en commençant par Rome. Beau retournement de la leçon du barbare : offensé, Ezio se retourne fièrement contre lui, se détourne du projet et entrera en second dans le plan, le complot contre Attila tramé dans l’ombre par Odabella.

          Cependant, Foresto, qu’elle croyait mort, réapparaît sur un navire, avec un groupe de rescapés. Il déplore la perte d’Odabella, ignorant qu’elle est vivante et projette de construire une nouvelle ville, sur des îlots d’une lagune protectrice : ce sera Venise, effectivement bâtie dans les marécages et l’eau pour se protéger des incursions barbares. Entre la grandiose stature héroïque d’Attila, dont Odabella est en fait une digne ennemie, le rôle de Foresto est faible mais, Antonio Poli, ténor, par la vaillance solaire de sa voix, une projection impétueuse et contrôlée, lui donne, au niveau lyrique, une grandeur qui l’élève à leur niveau, nous offrant le luxe de demi-teintes d’une douloureuse douceur qui arrachent le personnage à la fadeur.

          Même dans un opéra supposé historique l’intrigue amoureuse, compliquée par les héros eux-mêmes, ne peut manquer : Foresto se croit trahi par Odabella au profit d’Attila. Pis encore : alors que, dans un festin où, bon prince, Attila invite généreusement son rival romain, Foresto trouve le moyen de verser du poison dans le verre du roi Hun, mais Odabella empêche Attila de le boire. Imaginez la réaction du fiancé qui y voit la confirmation de la trahison de sa promise dont on lui annonce le mariage avec Attila. On ne sait comment, les deux amants se retrouvent, réglant leurs comptes mais cela nous vaut un beau duo haletant, animé par le dépit, la passion jalouse, de Poli-Foresto vitupérant l’infidèle, les vaines protestations d’amour de Boross-Odabella, devenant trio arbitré par Ezio-Rodríguez, cherchant à les calmar car le temps presse et ils risquent d’être découverts : nous sommes pratiquement dans le registre inversé de l’opéra-bouffe, et l’on pense au trio Rosina-Almaviva faisant les jolis cœurs alors qu’ils perdent un temps précieux pour l’évasion devant un Figaro impuissant à les calmer.

Mais Odabella n’a sauvé le barbare que pour le bonheur de le tuer elle-même en sacrifice à son père. Elle le tue donc, assumant sa vengeance et Attila a pour elle presque les mots de César à Brutus son fils adoptif qui l’assassine avec les conjurés : « Et tu pure… ? », ‘Et même toi… ?’

          En fait, Attila mourra dans son lit l’année suivante, en 453 sans doute empoisonné ou étouffé par l’effet ravageur de sa propre ivresse, mais par aucun de nos deux héros. Son empire s’effondre presque aussitôt. Benito Pelegrín

 

ATTILA

de Giuseppe Verdi

Opéra de Marseille

VERSION CONCERTANTE

Jeudi 2 novembre, 20h /Samedi 4 novembre 20h

Direction musicale : Paolo ARRIVABENI

Assistant à la direction musicale : Federico TIBONE

Régisseur de production : Jacques LE ROY

Surtitrage Richard NEEL

Régie de sur-titrage : Qiang LI

DISTRIBUTION

 Odabella : Csilla BOROSS

Attila : Ildebrando D’ARCANGELO

Ezio : Juan Jesús RODRÍGUEZ

Foresto : Antonio POLI

L’Évêque de Rome Leone : Louis MORVAN

Uldino : Arnaud ROSTIN-MAGNIN

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Chef de Chœur : Florent MAYET

Pianistes / Cheffes de chant Astrid MARC et Fabienne DI LANDRO

PHOTOS :  CHRISTIAN DRESSE

Rmt News Int • 2 novembre 2023


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