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La vida es sueño

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par El Gran Teatro del Mundo (Label Seulétoile)

            Deux fondamentales références théâtrales espagnoles pour traduire, par les instruments, des extraits d’œuvres lyriques françaises constituées en une sorte d’opéra en cinq rêves, ou cinq actes, précédé d’une ouverture en prologue et conclu par un épilogue, selon la mode du temps. Les musiques sont, chronologiquement, de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Marc Antoine Charpentier (1643-1704), Marin Marais (1656-1728), Henry Desmarets (1661-1741 et André Campra (1660-1744), bref du cœur du baroque français à cheval sur deux siècles.

          Le nom espagnol de cet ensemble de jeunes musiciens internationaux, c’est le titre d’une pièce, El gran teatro del mundo (de 1630 sas doute, parue en 1655), ‘Le Grand Théâtre du Monde’, thème baroque par excellence sur la vie comme un théâtre et les hommes acteurs de la pièce réglée par le metteur en scène Dieu, du grand dramaturge espagnol Calderón de la Barca (1600-1681). C’est un auto sacramental, une pièce allégorique qui, après la procession, se jouait dans les rues pour la Fête-Dieu, avec pour thème l’Eucharistie. Calderón donne aussi le thème de ce CD, La vida es sueño, une pièce de 1635, ‘La vie est un songe’, un drame à la fois romanesque et métaphysique qui interroge sur l’illusion et la réalité, le rêve et la veille, thème également baroque qui servait non seulement le théâtre et ses effets, mais aussi la réflexion philosophique, comme le prouvent les quelques lignes judicieusement citées de Descartes dans le CD, auxquelles je me permets d’ajouter celles de Pascal, semblant se souvenir de la pièce de Calderón :

          « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan. ».

          La couverture du CD reduplique, pour cette musique française, cette empreinte espagnole, puisque c’est la reproduction d’un tableau d’Antonio de Pereda (1611–1678), El sueño del caballero (1650), ‘Le rêve du cavalier’. L’on y voit un cavalier, richement vêtu de vêtements lamés d’or, encore coiffé d’un grand chapeau à plume, sûrement rentré d’une riche soirée de bringue, de jeu, de fête, endormi près d’une table où s’amoncellent tous les attributs, les fétiches de la vanité du monde, cartes à jouer, pièces d’or, arme, fleurs, masque, musique, couronne de lauriers, etc, et horloge du temps de la vie qui passe, et le crâne fatal d’un squelette sur un livre sans doute de la vie, tandis qu’un ange immense déploie la banderole de l’heure de la mort et du temps du repentir.

          Tout le livret du CD est d’ailleurs assaisonné de poèmes espagnols de poètes baroques, du XVIIe siècle, Lope de Vega, Francisco de Quevedo, que j’ai beaucoup pratiqués, et, surtout, de ma si chère poétesse mexicaine Juana Inés de la Cruz (1648-1695), surnommée « La Dixième Muse », à laquelle j’ai consacré conférences et lectures de ses poèmes que j’ai traduits, des émissions et un prochain un livre, et bien sûr Calderón, dont j’ai traduit justement, en vers, La Vie est un songe, qui eut la chance d’avoir un grand succès critique et public[1].

          On ne s’étonnera pas de cette profusion de références hispaniques, puisque Julio Caballero, claveciniste et directeur de l’ensemble, est espagnol. Par ailleurs, tous ces textes sont traduits en français, assez bien vu leur complexité baroque, et les textes des airs français, absents vocalement mais joués par les instruments, le sont en espagnol, j’imagine toujours par Julio Caballero, exercice de linguistique bilingue que j’ai toujours pratiqué et que je salue chez ce jeune interprète et directeur si inventif et talentueux.

          Le premier texte, donc, est de Descartes qui, constatant que « toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons », sans que rien nous assure de leur vérité, conclut que les choses entrées en l’esprit ne sont pas plus « vraies que les illusions [des] songes. » C’est en somme une ouverture intellectuelle.

          Juste après vient le début du Sueño, le ’Songe ou Rêve ou Sommeil’ en espagnol, de Juana Inés de la Cruz, le seul poème philosophique de la langue espagnole, écrit par une femme, une religieuse. Et voici, du « Premier rêve » proposé par le CD, tiré de la Circé (1695) de Desmarets, celui d’Ulysse. Épuisé après un naufrage, sur un rivage désert, sauvé par Circé, comblé par elle, voici qu’il tombe dans un béatifique sommeil que la nymphe et les Songes semblent protéger, éventer et bercer tendrement en veillant amoureusement sur lui :

1) PLAGE 4  (EXTRAITS SUR SPOTIFY)

https://open.spotify.com/artist/4ZiRSlcq5YIPr60xbVqreF

          Mais le rêve, qui fait la thématique du CD, n’est pas forcément heureux comme celui d’Ulysse. Ce peut être un cauchemar à venir, comme celui de la Médée de Charpentier (1693), la magicienne qui, après avoir tué père et frère pour aider l’ambitieux Jason qui l’abandonne, échafaude un plan pour se venger de l’infidèle en tuant leurs deux enfants. Pour l’heure, de la voix douloureuse, suppliante, de la flûte, elle invoque, après les « Noires filles du Styx », le « Dieu du Cocyte et des royaumes sombres » :

2) PLAGE 7 : (EXTRAITS SUR SPOTIFY)

https://open.spotify.com/artist/4ZiRSlcq5YIPr60xbVqreF

          Alternant songes funestes et charmeurs, voici une autre magicienne, de l’opéra de Lully (1686) Armide, vaincue par l’amour, qui loin de tuer son ennemi, le chevalier Renaud, veille sur son sommeil avec des sourdines de zéphyr le clair et frais ruisseau d’un clavecin :

3) PLAGE 15  4  (EXTRAITS SUR SPOTIFY)

https://open.spotify.com/artist/4ZiRSlcq5YIPr60xbVqreF

          Cette remarquable formation El Gran Teatro del Mundo semble illustrer, rmétaphoriquement, ce monde par la provenance diverses des instrumentistes. Elle est composée de six jeunes musiciens qui se sont rencontrés à la Schola Cantorum Basiliensis, à Bâle. Elle fait partie des ensembles soutenus par le Festival d’Ambronay, dans le cadre européen du projet eeemerging dont nous avons souvent parlé. Un Diapason d’Or a déjà salué ce travail sous les heureux auspices de ce label Seulétoile toujours à l’affût de qualité et d’originalité.

          Le CD alterne avec habileté des plages, des pages de songes heureux traversés fatalement, dans le contraste baroque, de songes funestes, de cauchemars, permettant à tous les instruments de s’exprimer comme des voix singulières et plurielles, incarnant avec une économique mais savoureuse couleur de timbres les démons, des monstres aux grands effets scéniques goûtés par les spectateurs du temps, ceux qui pouvaient se le permettre dans de grandes scènes très chères, mais ici condensés avec goût en un de ces ensembles chambristes qui permettaient de se les représenter dans un plus ou moins modeste salon, mondaine caisse de résonance et de plus grande popularisation de la musique à gros effectifs.

          La Vie est un songe

          Avec le charme des poèmes espagnols traduits en français, il ne pouvait manquer la fameuse tirade de Sigismond, le héros de la Vie est un songe. Enfermé depuis sa naissance dans une grotte par son père, le roi astrologue, pour prévenir les désastres que lui ont soi-disant annoncé les astres, il est amené endormi puis éveillé au palais comme prince : il y cause des malheurs où le père expérimentateur voit la justification de ses prédictions astrologiques. Pour en limiter les dégâts, il est endormi de nouveau et ramené en prison, où, réveillé, il s’interroge sur la réalité et le songe de ce qu’il a vécu sans comprendre. On ne m’en voudra pas de donner ma version en vers respectant la métrique des strophes et la versification espagnoles, non comme une correction de maître, mais comme un hommage à Julio Caballero qui a conçu de CD de rêve :

          Le riche rêve sa richesse

          Qui n’apporte que souci

          Et le pauvre rêve aussi

          Sa misère et sa détresse ;

          L’ambitieux rêve sa noblesse,  

          Rustre se rêve un laquais,

          L’offensé rêve son honneur

          Et il rêve, l’offenseur :

          Chacun rêve ce qu’il est

          Et personne ne le sait.

 

          Je rêve ce que je suis,

          Prisonnier de cette chaîne.

          J’ai rêvé l’amour, la haine

          Comme dans une autre vie.

          C’est quoi, la vie ? c’est frénésie.

          C’est quoi la vie ? une illusion.

          Ce n’est qu’une ombre, une fiction

          Qui dans le trouble nous plonge/

          Et le plus grand bien est petit

          Car toute la vie est songe

          Et les songes sont mensonges.

    le texte dit, littéralement, « y los sueños, sueños son », ‘et les rêves sont des rêves’, mais comme Calderón écrit aussi une autre pièce Sueños hay que verdad son, ‘Il y a des songes qui sont vrais’, ont voit clairement l’équivalence, qui sert ma rime : songe/mensonge.

          Nous le quittons ce CD de rêve sur les sons vraiment charmants de l’Alcyone (1706) de Marin Marais :

4) PLAGE 22 : (EXTRAITS SUR SPOTIFY)

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Benito Pelegrín

El Gran Teatro del Mundo :

Coline Ormond, violon ; Yoko Kawakubo, violon ; Mirian Jorde Hompanera , hautbois et taille de hautbois ; Michael Form, flûtes à bec ; Bruno Hurtado, viole de gambe, basse de violon ; Julio Caballero, clavecin, direction.

 

[1] La Vie est un songe, introduction et adaptation en vers, d’après Pedro Calderón de la Barca, Éditions Autres Temps, 2000. Création Théâtre Gyptis, Marseille ; autre production à Strasbourg, 18 000  spectateurs.

Rmt News Int • 10 juin 2023


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