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Tristan und Isolde de Wagner au Festival d’Aix 2021

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Au Festival d’Aix, Tristan meurt dans le métro: génie ou imposture?

Du récit celtique médiéval au métro parisien de la ligne 11, le pas semblait impossible à franchir! Et pourtant, le sulfureux metteur en scène australien, Simon Stone propose, dans cette nouvelle production du Festival d’Aix 2021, un Tristan und Isolde de Richard Wagner aussi dérangeant qu’audacieux, dont l’agonie du héros se passe entre Châtelet et Porte des Lilas!

La légende médiévale (Tristan et Iseult de Beroul, poète anglo-normand du XII ème siècle) et les propres aspirations de Wagner, artistiques, philosophiques, personnelles semblent très éloignées de l’univers de Stone. L’intérieur très élégant d’un loft ou d’un yacht en croisière pour la traversée d’Irlande en Cornouailles (Acte I), un open space pour l’arrivée en Cornouailles devant la cour du Roi Marke (Acte II), le métro parisien et sa ligne 11 Porte des Lilas-Châtelet  pour la mort de Tristan (Acte III) a déconcerté les wagnériens les plus traditionalistes !

Patrice Chéreau avait déjà mis un sacré coup de balai en 1976 pour sa Tétralogie à Bayreuth, dans le temple wagnérien, pour le centenaire! Et bien d’autres depuis… Mais ces espaces réduits de séduction et de tensions contemporains, n’enlèvent rien à la beauté du chef-d’œuvre: lofts ou cabines de croisières, espaces imaginaires, la mer, complice des approches sans retenue, open spaces, rames de métro, ne sont-ils pas des lieux de rencontres éphémères, de désirs, de séduction, de pulsions, de danger, d’insécurité ? Ne racontent-ils pas, finalement, le drame de Tristan und Isolde

Wagner indiquait, au lever de rideau: de riches tapisseries sur le pont d’un navire…un bateau, un pont, une tente, la mer… Perd-on la puissance et la beauté du Prélude dans cette luxueuse transposition moderne si élégante? Un bar très chic, côté jardin, un lit côté cour, «actif», lorsque le philtre d’amour aura remplacé le philtre de mort, une table, un immense canapé, salon cosy, bibliothèque, plantes élégamment disposées et cette immense baie vitrée où la ville s’endort puis la mer, des vagues apparaissent, la tempête, le calme revenu, l’arrivée: effet magique, grâce à des jeux de lumières enivrants (James Farncombe) et des vidéos géniales (Luke Halls). Des figurants, voisins ou croisiéristes, Tristan, Isolde, Kurwenal, puis tout se resserre, de la foule amicale et joyeuse à la solitude d’Isolde jusqu’à la folie amoureuse du couple.

Et la musique!! Quelle musique!! Le Prélude comme une drogue sans fin. Ce Prélude si énigmatique, ensorceleur, pièce symphonique dont on ne sort jamais intact, est joué merveilleusement par le London Symphony Orchestra sous la direction musicale de Sir Simon Rattle: les trois notes des cordes (violoncelles) suivies des bois, accord suspendu (la mineur) qui ne se résout jamais, mélodie continue, phrases qui s’entrecroisent et se tuilent: cordes veloutées et vents si présents. On est tendus, tenus par la beauté des sons et des images.

Le ténor Linard Vrielink, le jeune marin qui ouvre le premier acte, a un timbre lumineux: «Vers l’ouest erre mon regard, vers l’est vogue le navire…», legato somptueux: «Wehe, du Wind-Souffle, oh vent!). Jeux de lumières intenses.  L’amour, langage universel, permet à Stone ces incroyables audaces qui n’enlèvent rien à la dimension mythique de l’œuvre ni à la flamboyante subtilité de la musique; elles les renforcent, au contraire, dans leur puissance contemporaine. La modernité de Stone humanise le mythe.

Ces couleurs et décors modernes ne parasitent pas l’intrigue, l’amour-passion y a toute sa place. Tristan pantalon, chemise, est dominant, pour l’instant, Isolde en peignoir de bain, comme s’il elle ne voulait pas sortir de cette réalité ni affronter le mariage sordide qu’on lui impose, est offerte comme un objet au vieux Roi Marke ; mais dès que le philtre aura fait son effet, changé par Brangäne, l’étincelante mezzo-soprano Jamie Barton-timbre d’airain, jeu varié et tonique- Isolde se parera d’une robe de soirée rouge satin, objet de tous les désirs; du bar au lit, il n’y aura que quelques accords fulgurants! Le crescendo des cordes poussant les amants dans les bras l’un de l’autre, lascive connivence musicale.

La mezzo américaine, pantalon moulant, bottes et chemises larges, domine l’espace, c’est elle qui tient les ficelles du drame: le verre de réconciliation est bu dans un élan d’hystérie, comme si on devait mourir après avoir bu une bonne bouteille. La boîte de baskets qui contient les philtres de la magicienne, peut choquer. Mais Stone nous renvoie à notre société de consommation par ce clin d’œil très décalé!

Tristesse, trahison, folie, passion, menace, mort ultime, la musique de Wagner est l’horloge des sentiments. Les voix sont exceptionnelles! Tristan: Stuart Skelton, impressionnant ténor australien, est un colosse physique et vocal, Isolde, l’éblouissante soprano suédoise Nina Stemme, n’a pas de limite, de la douleur retenue à la passion extrême, interprètes mythiques des rôles-titres depuis deux décennies.

L’harmonie wagnérienne joue sur des points de rupture, rebondissant sur les nombreux oxymores: Isolde Oh béatitude pleine de perfidie! (fin du Ier acte). Josef Wagner, baryton, est un Kurwenal généreux, agile, serviteur fidèle à la voix projetée. Les chœurs puissants de l’Opéra d’Estonie (Estonian Philharmonic Chamber Choir) donnent une vision cinématographique, intense à chaque intervention.

Au deuxième acte, des bureaux ouverts, employés masqués, impression étrange de gens robotisés qui ne s’occupent pas du drame qui se joue, collés aux portables et ordinateurs. Sur la table, près des lampes de bureaux, Isolde ose: «Cette lumière, je ne crains pas de l’éteindre!». Cinq couples Tristan/Isolde s’entrechoquent, flash-back d’une vie entière, d’amours, de tromperies,  jusqu’au fauteuil roulant d’un Tristan vieillissant; l’idée de l’adultère, homme trahi, regard de l’enfant nerveux, ce couple qui fait l’amour dans le bureau vitré, au début du magnifique duo (Isolde bien-aimée/Tristan, bien-aimé) aurait certainement suffi. L’ébat des amants en miroir est d’un bel effet jusqu’au Sublime nuit d’amour!


Mais ce surlignage figuratif, certes troublant, n’apporte pas grand-chose. Là où Wagner faisait disparaître les lumières comme pour retenir le lever du jour, on a ici une série de lampes de bureau, halogènes qu’on aurait aimé voir s’évanouir davantage pour ne laisser que les bougies du désir. On assiste à l’introspection multipliée d’une prise de conscience décalée qui brouille beaucoup trop le discours, mais la musique domine majestueusement.

Le Roi Marke, la basse Franz-Josef Selig, a un timbre chaud, très prenant, des sons qui enflent sans cesse sur les notes tenues; il réagit, profondément touché, à la trahison de son neveu; son grandiose solo, devant l’immobilité de Tristan et des autres protagonistes, figurants compris, est saisissant. Mélot est le baryton britannique Dominic Sedgwick, voix âpre, tonique, parfaite pour ce rôle d’ancien ami, jaloux qui poignarde Tristan.

Nous voici dans le métro parisien, au troisième acte. Wagner situait l’action  dans le Jardin du château de Kareol, indiquant: Au lever de rideau, on entend une mélodie mélancolique jouée sur un chalumeau de berger (Hirtenreigen… Schalmei); après un moment, le berger apparaît, son buste se profile au-dessus du mur d’enceinte et son regard est plein de compassion». Ici, Tristan est en sang, soutenu par Kurwenal; des gens rentrent, sortent, pour aller au boulot, ignorant ce passager anachronique et mourant, chacun est sur son portable, son livre, ses pensées.

Trois actes si distincts musicalement et si unis, le Prélude du troisième annonce Gustav Mahler (Kindertotenlieder) avec ces accords noirs de fa mineur, crescendo, decrescendo, resserrés, dans une montée d’accords en paliers tragiques; le solo de cor anglais si prenant est joué en live par le corniste de l’orchestre sur scène, dans cette rame de métro, géniale trouvaille,  musicien itinérant des solitudes quotidiennes, belle transposition contemporaine encore, très troublante!  Un soliste du London Symphony, là devant nous, intermittent du double spectacle, joue devant Tristan qui agonise; l’effet est saisissant. Mélodie, oscillant autour de fa mineur, qui semble venir de la nuit des temps, avec ces longues notes tenues liées, puis ces triolets agogiques qui s’évaporent.

On retrouve le ténor Linard Vrielink, dans le rôle du berger qui doit annoncer à Kurwenal l’arrivée du bateau, fébrile et attachant. Mélodie continue, suspendue, attente de désir jusqu’à l’explosion de l’amour, de la mort. Stone surprend encore: Mélot poignarde Tristan une seconde fois, station Porte des Lilas, clin d’œil aux  agressions quotidiennes dans les transports publics?


Le récit de son agonie et son poignant solo, se fait donc entre les arrêts de la ligne 11! Tristan titube à la barre. Il est très touchant, sa carrure imposante semble désarticulée, souffrance rentrée et cris de désespoir, l’immense chanteur qu’il est joue sur toutes ces palettes: «Ce désir terrible qui me déchire!». Performance vocale et scénique hors norme. A l’arrêt Belleville (!), le bateau d’Isolde est annoncé, une mer bleue, turquoise, étincelante, tableau féerique qui nous replonge dans le mythe. La tension orchestrale est extrême. Simon Rattle fait vibrer le London Symphony Orchestra dans des couleurs inégalées. Retrouvailles dans un paroxysme musical. Le Roi Marke et ses gardes apparaissent, le métro semble continuer son chemin. Marke, courbé lui-aussi dans sa tristesse, dit toute son humanité, accroché aussi à une barre métallique d’une rame de métro. Grandiose solo, tragique, noble, puissant, magnanime.

Même si on a du mal à se défaire de ces images d’arrêts, de montées, de ces travailleurs anonymes,  jamais la mise en scène-espace ne nuit au chant wagnérien. Les jeux de lumières sont saisissants. Isolde, en robe paillettes, peut enfin ouvrir la bonne porte! Le solo final va se figer dans cet univers étrange de modernité: «Mild und leise, wie er lächelt»-Avec une calme douceur, comme il sourit. Le célébrissime Liebestod (littéralement mort d’amour) : sept minutes de flots continus qui se posent sur le corps de l’amant.

Ninna Stemme, exceptionnelle dans son interprétation solaire, en fusion avec l’orchestre dans tous les registres, invite cordes, vents et percussions à s’enlacer avec son amant dans une joie suprême-Höchste Lust, ses deux derniers mots. Signature d’un compositeur passionné, exigeant, baignant dans l’océan de ses propres aventures et voulant porter le récit médiéval au sommet de la création.

La modernité de Simon Stone ne déshumanise pas le mythe, elle nous questionne. Dans la lumière, sous le regard impassible d’un Tristan ressuscité, Mélot repart dans les bras d’Isolde!? Rebondissement surprenant. La musique est toujours aussi captivante, Rattle est touché par la grâce. L’énoncé des Leitmotive (motifs conducteurs: aveu, regard, désir, délivrance par la mort, élan passionné, solitude, tristesse…) inonde le grand Théâtre de Provence.

On pense, évidemment, à l’amour inconditionnel de Wagner pour Mathilde Wesendonck, poétesse, écrivaine, mariée à Otto, riche marchand, admirateur et mécène de Wagner, puis, dans ces années aussi, à l’adoration passionnée du Roi Louis II de Bavière pour le compositeur dont les lettres enflammées jettent le trouble sur de possibles complicités-relations amoureuses. La création de Tristan aura comme point d’appui cet amour impossible avec Mathilde, perfection non réalisable du couple romantique. Wagner lui offrira le cycle des merveilleux Wesendonck Lieder, sur des poèmes de Mathilde! Première fois qu’il composait sur des textes qui n’étaient pas de lui, pour mieux approcher sa maîtresse!

Deux Lieder (Träume-Rêves et Im Treibhaus-Dans la serre), seront repris dans l’opéra Tristan und Isolde. Träume, au deuxième acte est le merveilleux: Descends sur nous, nuit d’extase (duo). Im Treibhaus, cité dans le Prélude du troisième acte, aux accords sombres des violoncelles et contrebasses. Passerelles multiples, croisements, emprunts. Une œuvre grandiose dans une production violemment revisitée.

Du mythe médiéval à la Porte des Lilas, de l’amour à la mort, une création séduisante mais contestable par endroits. Ce couple Tristan/Isolde (Skelton/Stemme, 53, 58 ans) d’âge mûr, héros puissants et fragiles, hors des codes de jeunes premiers bondissants, d’un casting plus convenu, nous touche et nous renvoie à cet «autre chose» dont parle Bernard Haitink, et cette tension constante, hypnotique de la musique de Wagner qui nous fait oublier certains errements de la mise en scène.

Bernard Haitink, le merveilleux chef d’orchestre hollandais qui dirigeait Tristan à Rotterdam, dit, un jour, à Simon Rattle: «Tristan et Isolde, ce n’est plus de la musique, c’est autre chose…». Cet «autre chose» permettait-il cette relecture si osée?

Yves Bergé

Tristan und Isolde/ Wagner

Festival d’Aix, Grand Théâtre de Provence jusqu’au 15 juillet

www.festival-aix.com

Crédits photos: © Jean-Louis Fernandez

Rmt News Int • 13 juillet 2021


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