RMTnews International

The culture beyond borders

La théorie du Y par Canine Collectif (avignon off 2019)

image_pdfimage_print
Share Button

à 13h40 au théâtre des LUCIOLES 10, rempart Saint Lazare 84000 – Avignon – jusqu’ 28 juillet -/ Réservations +33 (0)4 90 14 05 51 / dès  13ans /durée : 1h

Mise en scène : Caroline Taillet/Interprète(s) : Léone François ou Caroline Taillet (en alternance), Violette de Leu de Cecil, Colin Javaux, Emilien Vekemans/Régie : Gregoire Tempels/Scénographie : Valérie Perin

De la difficulté de sortir des catégories binaires imposées par la société

Dans cette création venue de Belgique, déjà bien rôdée, le spectateur découvre l’éveil à la sexualité d’Anna, une petite fille intelligente à laquelle tout réussit, et suit avec intérêt et empathie la vie quotidienne (à l’école, en famille ou en soirée avec ses potes) et les aventures amoureuses (avec des garçons et des filles) de la jeune fille devenue femme. Au travers du récit de la vie d’Anna, ce spectacle aborde un sujet encore tabou dans notre société qui impose d’aimer soit un homme soit une femme et n’accepte pas qu’il soit possible d’aimer une personne sans se demander si son sexe est féminin ou masculin.

(c) Edouard Outters

Récit autobiographique d’une ambivalence sexuelle en butte avec les codes sociaux

Anna est née dans une famille aisée que nous pourrions qualifiée de traditionnelle : un grand frère désinvolte et moqueur qui n’a que faire des études et des livres, un papa monomane qui minute chaque moment de sa vie – son passe-temps préféré : c’est les jeux de société en famille-, et une maman apparemment satisfaite du confort de sa vie dont elle ne remet jamais en cause la routine ennuyeuse.

En grandissant, Anna s’interroge sur son ou plutôt ses orientations sexuelles au grand dam de sa famille qui tombera des nues lorsqu’elle leur fera son « coming out » bisexuel. D’un caractère apparemment docile, sous ses faux airs de fille modèle, elle se révèle rebelle et ne peut se résoudre à rentrer dans le moule de la société. Cette dernière est  régie par une norme (tacitement acceptée et largement partagée) d’une sexualité forcément binaire où chacun est soit hétéro, soit homo. Un épineux choix que lui impose son entourage : la scène au cours de laquelle Anna est interpellée par son petit ami et celle qui deviendra sa petite amie et dans laquelle chacun tente de l’obliger à faire un choix est judicieusement amenée avec ses claps qui rythment les échanges entre les protagonistes : elle nous plonge dans le vif du sujet.

©Nicolas Bomal

Devons-nous choisir entre viande ou poisson ?

Ainsi tombée amoureuse d’une fille alors qu’elle sortait avec un pauvre gars qui la trompait avec cette même fille, elle vit une relation passionnée et tumultueuse, mais dangereuse pour son équilibre psychique, et la quitte ; amoureuse d’un gentil garçon bien sous tous rapports dont la vie est réglée comme du papier à musique, elle s’ennuie et le quitte… Et elle s’interroge sur ses préférences sexuelles. La scène fort drôle où le garçon en bleu et la fille en rose jaillissent de derrière leur boite et se disputent les points à chaque fois qu’elle pèse le pour et le contre, ce qu’elle aime ou non, chez l’homme et la femme est révélatrice de son incapacité à faire un choix net et tranché : c’est ici malin de garder cette représentation genrée et stéréotypée des sexes : dans la pièce, la question n’est pas à proprement parler celle du genre telle qu’elle est évoquée dans d’autres pièces – ici chaque personnage assume son être binaire -homme ou femme- sans le remettre en question. Bisexuelle, ce qui ne signifie pas forcément pansexuelle, elle refuse seulement d’avoir à choisir -entre les deux- un genre d’être à aimer, revendiquant le droit d’aimer plus d’un genre.

Anna enchainera les relations amoureuses tantôt avec une fille, tantôt avec un gars ainsi de suite : de sorte qu’elle ne saura dire à sa gynéco la date de son premier rapport sexuel, entendu avec une femme ou un homme, avec ou sans orgasme ??? Cette scène comique et efficace montre que même dans le corps médical, le patient est a priori censé être hétérosexuel, à la limite homosexuel, mais jamais bisexuel, en atteste les questions orientées et le regard interloqué, perplexe puis résigné de la gynéco (ici, fort bien campée par Violette de Leu), quand elle lui dévoile la complexité de son intimité… Ce jusqu’à ce qu’elle rencontre un autre garçon duquel elle tombe amoureuse et auquel elle dévoile sa bisexualité.

©Nicolas-Bomal

Et pourquoi ne pas prendre les deux ?

La pièce nous questionne judicieusement sur l’acceptation par soi et par l’autre de cette sexualité problématique au regard de l’autre, qu’il soit homo ou hétéro (la scène où ses amis homo la questionnent est un bel exemple de cette incompréhension qui touche les bisexuels) : certains diront que le bisexuel se refuse à faire un choix de peur d’assumer son homosexualité ou hétérosexualité, d’autres s’imaginent que le bisexuel est forcément infidèle à la personne avec qui il est ou pire encore. Dans la mise en scène, l’usage de voix off égrenant les clichés vient fort à propos, notamment pour conforter cette incompréhension des autres et de la société au regard de la sexualité d’Anna. Car ce non choix pose problème aux personnes à la sexualité affirmée : pourtant, ce que nous dit cette pièce est que ce non choix est in fine un choix d’aimer une personne quel que soit son sexe  et qu’il n’empêche point d’être fidèle.  

La scène finale est sobre et bien amenée. En voix off, le petit ami d’Anna téléphone à sa mère et lui dit qu’elle aime la viande et le poisson mais pas en même temps, jolie façon de dire qu’elle attiré par les filles et les garçons, et qu’il accepte son non choix en espérant qu’elle continue à préférer le poisson avec lui… « et puis il y a d’autres choses plus intéressantes à savoir à propos d’Anna » conclut-il fort à propos .Autrement dit, une personne ne se résume pas uniquement à sa sexualité même si pour la société elle tend à la définir.

(c) Edouard Outters

Réalisation et Interprétation

La scénographie du spectacle est fort ingénieuse avec ses boites amovibles de différentes tailles qui servent selon leur disposition de paravent, de fenêtre, de voiture, de table, de chaise, de four, de tableau noir, etc, et desquelles les comédiens sortent ballons et autres accessoires selon la scène jouée : voyage en famille dans une voiture, sortie en boite, soirée défonce entre potes, rencontre amoureuse, dispute amoureuse, jeux en famille …

La mise en scène inventive et riche alterne moments de vie et de solitude, avec des scènes savoureuses et fantasques (l’arrivée du diable sorti de nulle part, très critique à l’égard de la société, dont le discours subversif vient interrompre le concert de bruitages d’un des personnages incarnés par Valentine De Leu déguisée en rappeuse) et des scènes très réalistes (celle des tableaux de famille : voyage, jeux, scène de classe ou encore des fragments de vie d’Anna). Entrecoupée de chansons et de hip hop, accompagnée de jeux de lumières et musiques en adéquation parfaite avec le propos, la réalisation est efficace et fourmille de nombreuses idées (quand le garçon et la fille comptent les points la tête sortant d’une des boites en fond de scène, ou se disputent l’attention d’Anna, les têtes surgissant par-dessus les boites).

(c) Edouard Outters

Quant à l’interprétation, les comédiens (à l’exception de l’interprète de l’héroïne de la pièce) incarnent plusieurs personnages : Colin Javaux est le grand frère, le prof, le petit ami macho, un danseur de hip hop, un amant, ou encore un homo ; Emilien Vekemans est le père, un pote d’enfance, un homo, le diable ou le petit ami ennuyeux ; Violette de Leu de Cecil est la mère, l’amante, une amie d’enfance, la gynéco, ou encore une rappeuse. Tous changent de personnages à vue avec aisance et justesse : un accessoire (casquette, lunettes, fausse moustache, cartable, sac à dos, sweatshirt ou veste, voire blouse) suffit à rendre crédible chacun des personnages incarnés par les comédiens fort doués et très convaincants. Le personnage d’Anna, toute vêtue de rouge, était le jour de notre venue magistralement incarné par Caroline Taillet, auteure et metteure en scène du spectacle (en photo de Une), autant crédible en petite fille qu’en jeune femme : on suit l’évolution de son personnage avec intérêt et attention. Un grand bravo pour cette incarnation toute en finesse et subtilité.

Très pédagogique et pertinent, intelligemment bien écrit et réalisé, le spectacle qui prône la tolérance vis-à-vis de la différence, l’ouverture d’esprit et la liberté d’être soi mérite amplement les prix reçus depuis sa création. Pluridisciplinaire (mêlant mime, chant, danse et jeu), dynamique et rythmé, joyeux et enlevé, avec de bons acteurs pêchus et talentueux au plateau, il sensibilise ados et adultes à cet épineux sujet en brisant un tabou et défiant les idées reçues, encore largement véhiculées par notre société.  Une bien jolie découverte faite au hasard d’une rue avignonnaise qui a également été adaptée en websérie. DVDM

Les photos fournies par la compagnie sont celles où Léone François incarne Anna.

Rmt News Int • 26 juillet 2019


Previous Post

Next Post