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Jean-François DEBIENNE  : La photo en témoignage

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 Traces d’Usines 

Le Théâtre Toursky à Marseille est un lieu de vie artistique où les arts sont partout présents, et sous toutes leurs formes. Jean­-François Debienne y expose ses œuvres jusqu’au 19 janvier 2021.

« Traces d’usines, ce sont près de 300 photos pour ce travail documentaire de plusieurs mois , parmi lesquelles j’ai choisi une trentaine de photos en noir et blanc, développées en différents formats , grands et petits
Un petit bout de mémoire ouvrière et de patrimoine … »

 

Pour ne pas oublier

L’exposition de Jean-François Debienne, au Théâtre Toursky n’est pas une simple exposition de belles photos. C’est une histoire qu’elles racontent, fruit d’un travail de longue haleine, minutieux, appliqué. L’histoire d’une Marseille ouvrière, celle de ses usines et de ses ouvriers, pour ne pas oublier. Au-travers de cette exposition, Jean-François Debienne nous parle d’humanité et nous questionne sur son devenir. On a si tôt fait d’oublier !

« Un jour je suis allé dans le quartier des Riaux, au bout de l’Estaque, à Marseille, avec quelques contacts en poche et  mon inséparable appareil photo. Après un long trajet en bus du centre-ville, du terminus du 35. J’ai monté les premiers escaliers et parcouru les ruelles, croisant l’impasse des usines, puis la montée des usines et même, plus loin,  le chemin de la Nerthe. Autant de paysages  des films de Guédiguian en tête ! J’ai  rencontré des gens, des femmes, qui avaient des choses à dire sur la vie de leurs maris ou de leurs parents et grands-parents qui avaient  travaillé dans les usines, là-haut….…A la recherche de traces, tel un arpenteur, j’ai   parcouru d’autres chemins, d’autres ruelles, j’ai à nouveau écouté d’autres histoires, d’autres récits  avec ce questionnement toujours présent que ne pouvait avoir un  Don  MacCullin, photographe des usines :

Comment révéler avec des photographies, ce qui reste, mais aussi ce qui n’existe plus, ce qui est invisible ?

En réalisant  cette deuxième série, Traces d’usines, j’ai voulu ainsi rendre hommage, au travers de ces quelques photos en noir et blanc extraites de plus de 300 clichés, à ce passé industriel, à ces ouvriers, à cette mémoire, d’une vie  parfois dure mais  fraternelle et foisonnante. Juste un regard sur une mémoire ouvrière sur fond bleu, dans ce quartier du nom d’un ruisseau, toujours là, bien vivant, avec ses habitants, ses mémoires, ses histoires, ses architectures et même sa poésie,  tout un patrimoine ! Merci à eux et merci pour votre visite. »

Le monde ouvrier de l’Estaque Riaux

Le quartier des Rioux sur les hauts de l’Estaque, avec ses impasses, ses ruelles, ses escaliers qui montent et découvrent collines et vallons coincés entre la mer et la ligne TGV, est un lieu de mémoire d’anciennes usines. C’est là où le photographe a choisi de remonter le temps pour se mettre au service d’une odyssée ouvrière à travers une série de séquences photographiques, portraits en noir et blanc de toute une génération de gens, seuls ou en groupe devant leurs maisons, mais aussi faire renaître de ce lieu si particulier les traces d’un passé parfois invisible. Traces d’usines, est un retour sur un passé toujours actuel, sur un ancien site industriel, avec des portraits de toutes les générations, de gens liés à ces usines, photographiés seuls ou en groupe, devant leurs maisons, ou sur les friches mêmes des usines, parfois avec un objet récupéré de ces usines, avec des contrastes de lumière, des ombres.

Traces d’usines, ce sont aussi des photographies de routes, des escaliers, de sentiers, de ces friches, avec parfois un bout de mer qui est ici partout, ou des camions de Lafarge que l’on voit encore passer, en haut…
Quelques bribes de la culture ouvrière

Jean-François Debienne est documentariste, photographe, auteur, réalisateur. Nous l’avons rencontré.

Danielle Dufour-Verna –Bonjour Jean-François Debienne. Qui êtes-vous ?

Jean-François Debienne – J’ai 62 ans et ne suis photographe que depuis cinq ans. Depuis les années 2000, je suis responsable d’une association ‘Images et Paroles engagées’ qui se trouve à Saint-André dans les quartiers Nord. A la base, je suis documentariste. J’ai, pendant plusieurs années, organisé des projections de films dans les quartiers nord  en faisant des ateliers vidéo pour filmer des évènements de leurs quartiers.

DDV –Comment êtes-vous arrivé à l’association ‘Images et Paroles engagées’ ?

 J.F Debienne – En fait j’étais responsable administratif jusqu’en 1999, d’un journal qui s’appelait Taktik à la Plaine, un hebdomadaire culturel. J’y ai rencontré des journalistes, des vidéastes et des gens du monde culturel qui se réunissaient là pour un projet de télévision locale, à Marseille. J’ai donc travaillé et fait des vidéos dans le but de faire des reportages pour créer cette télévision locale. On a présenté ce projet au CSA mais en fait c’est la chaine LCM qui a eu la fréquence. On s’est retrouvé un peu sur le carreau. Chacun a repris ses activités. Avec des copains, j’ai créé, à ce moment-là, cette association pour faire des vidéos dans les quartiers nord en se disant que d’autres chaines locales allaient émerger et qu’il fallait faire des reportages. J’ai fait des documentaires qui ont été diffusés. A la fin de cette période, il y a cinq ans, faisant des photos pour des repérages pour des documentaires, quelqu’un m’a donné l’idée de les montrer. J’ai fait une première exposition il y a cinq ans à Saint-André, chez les commerçants, où j’ai montré des photos d’habitants de Saint-André que j’avais inclues dans des reportages et dans un film documentaire que j’avais fait sur le quartier. Il y avait trois, quatre photos dans chaque commerce et les gens ont trouvé cela très original. Ça m’a donné l’idée de continuer. J’étais, entre guillemets, un bon  vidéaste mais j’avais quelques lacunes en photo. J’ai donc suivi à l’école supérieure de la photographie à Arles une formation continue en tant que salarié de modules de formation à la photo, notamment sur le portrait et sur la photo reportage. En sortant de cette école, je me suis lancé dans des projets de faire des séries de photos, puisque c’est le mode de travail de ceux qui font du ‘photo reportage’ ; ils travaillent sur des séries. J’ai fait une autre exposition sur le jardin ouvrier de Saint André, qui s’est faite à l’intérieur du jardin. Chemin faisant, j’ai accumulé d’autres sujets, notamment à l’occasion de la journée des droits des femmes il y a deux ans avec une expo ‘Femmes d’usine’ avec la mairie de secteur du 15/16. J’ai rencontré là cet univers de l’Estaque Riaux. J’ai appris en discutant avec les gens que c’était un quartier ouvrier avec cinq usines dont il ne reste absolument rien, simplement un bâtiment. J’ai eu l’idée de photographier les traces, ce qui est invisible, qu’on ne peut pas voir concrètement, une histoire mémorielle, du passé, du patrimoine, dont ne restent que quelques pierres et aussi des familles d’ouvriers qui portent en eux des histoires.

DDV –Qu’est-ce qui allume en vous l’envie de photographier ceci plutôt que cela ?

 J.F. Debienne – Lorsque je travaille sur une série, ça me prend un peu la tête pendant plusieurs mois. Je vais d’abord sur place en spectateur. Après je rencontre des gens, j’écoute une histoire. Ça prend plusieurs jours, plusieurs semaines. Je ne fais pas de la photo instantanée. C’est seulement après que je me dis ‘oui, il faut le faire ; j’ai les lieux, j’ai les personnes.’ Je retourne sur le terrain par la suite avec mon appareil photo et, à ce moment-là, par rapport à ce que j’avais entendu des histoires qu’ils m’avaient racontées, j’essaie de coller des personnages à quelque chose de concret, c’est-à-dire du terrain, de l’architecture ou des objets qui ont trait à ce thème-là. Soit je les amène sur le lieu, soit je leur demande de sortir de leurs archives personnelles, de leurs caisses, un objet qui les rattache à cette histoire. Il s’agit très souvent de leurs parents, voire de leurs grands-parents. Ils ont tous des objets qu’ils ont gardés de cette histoire familiale. Puis vient le choix des photos car c’est au-travers d’elles que je raconte mon histoire, c’est-à-dire mon regard qui est un regard parmi tant d’autres mais avec  ces photos j’ai construit une histoire qui est mon regard sur cette histoire à laquelle je n’ai pas du tout participé mais il reste, en moi, des traces de ce que j’ai raconté.

DDV –Comment avez-vous connu le théâtre Toursky ?

JF Debienne –Je suis natif d’Arras dans le Pas-de-Calais. Je suis venu à Marseille pour rejoindre ma future épouse et j’ai entendu sur une radio qui s’appelait ‘Provisoire FM’ à la rue Coutellerie, devenue plus tard Radio Galère, une interview de Richard Martin sur la montée du Front national. J’ai été épaté par ce qu’il disait et j’ai été amené à le rencontrer lors d’une manifestation contre un meeting de Le Pen à la salle Vallier. On s’est régulièrement croisé et c’est devenu une amitié.

DDV –Vous qui êtes du nord, qu’apporte au photographe que vous êtes notre lumière du sud ?

« Je suis lié, en photo, à la lumière des nuages plutôt que du soleil »

JF Debienne –Venant du nord, la lumière du sud est quelque chose d’exceptionnel que j’ai parfois du mal à maîtriser parce que c’est une luminosité très forte alors que je viens d’un endroit où justement la luminosité se voit à travers les nuages. Le soleil n’est jamais vraiment présent alors qu’on est inondé de soleil ici. Je suis parfois, dans mon travail de photographie, à rechercher les nuages ou les ombres plutôt que le plein soleil. J’ai pris mes photos en Hiver, avec des nuages parce que j’ai gardé cette façon d’être lié à la lumière des nuages plutôt que du soleil.

DDV –Vous préférez la couleur ou le chromatique ?

 JF Debienne – « La couleur, c’est la vie, le noir et blanc, la poésie.»

Je reste sur le noir et blanc.

DDV –Qu’espérez-vous pour notre futur ?

« … sensibiliser les gens sur la disparition des espèces… »

JF Debienne –Pour le monde ? C’est une question à laquelle je suis en train de réfléchir. Figurez-vous que je suis en train de réfléchir à un nouveau travail que j’ai envie de faire. Ce sujet du changement climatique et de la disparition des espèces dont on voit des reportages sur des centaines, voire des milliers d’espèces qui disparaissent au fil des mois sur la planète est un sujet qui me touche. Je me dis, autre que me poser des questions philosophiques sur l’univers, sur la terre qu’on va laisser, je me dis comment moi, à mon niveau, à Marseille je peux contribuer à sensibiliser les gens sur la disparition des espèces qui, pour moi, et dans l’histoire de l’humanité, est quelque chose de majeur. Je réfléchis à un travail que je ferai de Marseille sur la disparition des espèces. Je suis en train d’imaginer un dispositif pour montrer la rareté que nous risquons de connaître dans quelques années –ne plus entendre les oiseaux dans la rue par exemple.

 DDV  -Quelle est votre actualité ?

JF Debienne –J’ai cette expo au Toursky jusqu’au 19 janvier 21 et j’ai une autre expo sur les ‘sans-domicile fixe’, à la maison du Panier qui s’appelle ‘Humanité’. Je les ai suivis l’hiver passé avec une association car chaque sujet est une façon pour moi de me lancer un défi. Et c’était à la fois d’aller rencontrer des ‘sans-domicile fixe’, être avec eux, leur parler. Le défi pour moi était de photographier la rencontre entre une association qui aide avec des bénévoles et des personnes qui souffrent de solitude, de ne pas avoir de logement, de ne pas assez manger. Ce sont les gestes de rencontre qui m’intéressaient. Dans l’exposition il y a des visages et des gestes. En décembre, janvier, février, prochains, je vais réfléchir à comment je vais travailler ce thème de la disparition des espèces animales.

DDV –Quelle est votre définition du bonheur ?

JF Debienne –Pour moi, le bonheur, c’est d’être content de la vie qu’on a vécu. Ça c’est pour le passé. Et de construire, d’être toujours en projet de quelque chose et d’arriver à mener ce projet. Dedans, il y a aussi les rencontres évidemment.

Danielle Dufour-Verna

copyright photo J-F Debienne

Rmt News Int • 28 décembre 2020


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