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La Veuve Joyeuse à l’Odéon

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Die lustige Witwe (1905)

Opérette en 3 actes de FRANZ LEHÁR

Livret de Victor LÉON et Léo STEIN

d’après L’Attaché d’ambassade (1861) d’Henri Meilhac

L’Odéon, 16 avril 2022 

L’Odéon en reprend, à trois chanteurs et deux danseurs près, l’heureuse production de 2019. Trois ans déjà, c’était le monde d’avant, et on dirait presque une autre époque, une belle époque sinon exactement la belle époque du sujet, qui ignorait la pandémie, qui n’imaginait pas non plus une guerre, même dans cette principauté imaginaire d’Europe centrale, la Marsovie, dont l’ambassadeur en France s’appelle Popoff et qui ressemble, mais en version comique, à ces pays aujourd’hui tragiques et martyres, dont on pouvait encore rire innocemment. L’opérette fut créée à Vienne en 1905 et nul n’imaginait pas non plus, alors, que cette Europe de l’est exploserait en Première Guerre Mondiale à peine une décennie après, emportant à jamais la Belle époque de l’Art Nouveau d’un siècle qui se lançait avec enthousiasme dans la modernité.

        Sacrée Veuve ! Largement centenaire et pas une ride, pas plus que cette reprise dont je saluerai, on me le pardonnera, presque avec les mêmes mots, ce qu’on n’hésitera pas à appeler réussite si on la mesure, il ne faut pas l’oublier, aux craintes et contraintes que nous subissons encore du covid, surtout ces artistes malheureusement plus exposés, pour notre plaisir et bonheur dans notre confortable fauteuil sans grand risque, par la nécessité des évolutions serrées de la troupe sur la scène restreinte, sans compter les étreintes, évidemment sans distance autre qu’amoureuse. Donc, amis chanteurs et comédiens, et vous danseurs, avant tout, un immense merci à votre générosité, à votre professionnalisme qui ne fait pas sentir le manque de répétitions en amont pour deux simples séances pour tant de travail.

         Mais tout de même un mot différent : dans le changement de distribution, le beau Danilo, beau pied de nez en pleine actualité politique délétère, dépassant droit du sol et de naissance dont rêvent des esprits étriqués et des cœurs desséchés, n’est pas un freluquet blondinet qu’on supposerait jolie plante de ces pâles terres sans doute slaves de Marsovie, mais un bien planté bel homme de couleur, noir de peau, d’Afrique, des île ou d’ailleurs, peu importe, sa patrie est le chant et la scène et il forme, avec la blonde Charlotte Despaux, supposée Américaine dans l’intrigue, un magnifique couple à faire enrager Trump et tous ses disciples d’ici et d’ailleurs :c’est, aussi bon chanteur qu’acteur, le baryton Anas Séguin, Révélation Artiste Lyrique de l’ADAMI, qui se révèle à nous.

         Oui, comme je disais dans mon premier texte, vive la Veuve ! Sans crier pour autant « Mort aux maris ! » par prudence, presque chacun l’étant, l’ayant été ou le sera. Encore que la disons Pension de réversion que le vieux Palmieri de Marsovie laisse en mourant élégamment très vite à sa jeunesse d’épouse Missia, plus que le budget restauré de la petite principauté d’Europe centrale ruinée, une constellation de millions, ferait le bonheur d’une myriade internationale de prétendants, soupirants aspirant à sa main pour restaurer leur fortune, ou la faire, pour la dilapider en restaurants chics parisiens avec champagne à gogo et gogo girls en campagne, dans cette capitale du monde et de la fête qu’est ce Paris de la fin du XIXe siècle où tout le monde se retrouve, mondains comme fripouilles, entre le Maxim’s cher déjà à tel Président d’hier, cher à faire rire jaune même un gilet  d’aujourd’hui, et lieux de plaisirs racaille et canaille des hauteurs de la Butte à putes de Pigalle et Montmartre. Mais, pour éviter l’évasion fiscale de la Veuve, fatale aux finances de la Marsovie, l’Ambassadeur à Paris Popoff complote pour lui donner pour époux un Marsovien non venu de Mars, le Prince Danilo, attaché d’Ambassade, peu gourmé gourmet, gourmand d’affriolantes gourgandines parisiennes, apparemment peu tenté par la tentante Veuve, dont on apprendra que son cœur battit autrefois pour elle, avant que celui du mari n’en claqua d’amour.

         Bref, léger, très léger argument du vaudeville initial d’Henry Meilhac (1830-1897), prolifique auteur, viveur et noceur, fréquentant réellement le monde de la fête du Gai (pas encore officiellement gay) Paris qu’il décrit. Avec son complice Ludovic Halévy, rencontré un an avant cette pièce, en 1860, il commencera une intense collaboration de près de vingt ans, semée de chefs-d’œuvre, les livrets érudits et comiques des plus célèbres opérettes de Jacques Offenbach, La Belle Hélène (1864), La Vie parisienne (1866), La Grande-duchesse de Gérolstein (1867) et La Périchole (1868) et, naturellement, Carmen de Georges Bizet (1875), etc. Une œuvre prolifique, rentable, qui permettait à ce célibataire endurci de vivre sa vie sans veuve à laisser ni à désirer pour son argent.

         Ici, l’argument est bien mince, encore aminci par la nécessité d’une adaptation pour la musique, qui allonge toujours le temps des textes. Mais cette pauvreté dramatique est habillée, enrichie d’une musique qu’on a beau connaître semble-t-il depuis toujours tant elle a une sorte d’évidence intemporelle de la mémoire collective et individuelle, qu’on est toujours étonné de la redécouvrir dans la fraîche beauté de sa paradoxale et déjà ancienne éternité. 

     Après les affres de la pandémie, On retrouve donc l’Odéon, seule maison en France entièrement vouée et dévouée à l’opérette C’est avec un plaisir à la fois enfantin et érudit que l’on retrouve de simples décors en carton peint d’un temps où le théâtre s’acceptait humblement comme théâtre, avec ses voyants artifices, et l’on se dit que Mozart, notamment avec sa miraculeuse Flûte enchantée populaire, devait en connaître de semblables. Ici, de symétriques colonnades à boulons d’architecture industrielle du temps, et, en fond de lumières changeantes, une Tour Eiffel contemporaine, chef-d’œuvre métallique d’industrie, illuminée par le miracle aussi contemporain de la « Fée électricité ». Les costumes, de l’Opéra de Marseille, comme toujours, seront élégants, d’époque aussi mais avec, dans les scènes de liesse nationale, d’un folklore imaginaire d’Europe centrale de fantaisie pour cette fantasque Marsovie, une minuscule parcelle imaginaire du vaste Empire austro-hongrois qui va bientôt voler en miettes : comme les fastes du Titanic, ceux de cette Belle Époque feront aussi naufrage avec cette folie suicidaire d’une Europe en Guerre de 14-18. Mais la musique, elle, surnagera et vivra pour notre bonheur.

         À la direction musicale, Bruno Membrey la traite toujours amoureusement, la caresse, suivi avec une effusion affective par un Orchestre de l’Odéon invisible mais sensiblement présent. Le Chœur phocéen de Rémy Littolf fait plus que jouer le jeu : il joue avec un contagieux (on a peur aujourd’hui du mot!) plaisir dans le rythme très musical, sans temps mort qu’Olivier Lepelletier, autre spécialiste de ce répertoire respectueusement servi, donne à sa mise en scène, avec une distribution où, du dernier comparse aux rôles principaux, chacun, sans s’économiser, contribue avec bonheur au nôtre par son engagement et son talent. D’ailleurs, les « Bis ! » qui fusent de la salle et les généreuses reprises par toute la joyeuse troupe des couplets de la fin, à n’en plus finir, sont une gratitude, une reconnaissance par le public, de tout ce travail élaboré à la fois individuellement et collectivement. Rien à enlever de ces anciennes lignes de 2019.

Même des figures, de simples silhouettes sont campées avec une précision loufoque, ainsi les comparses Pritschitch (Jean-Luc Épitalon) et Bogdanovitch (Michel Delfaud), paire devenue trio avec le Kromski de notre Antoine Bonelli, tous en peine d’épouses encanaillées. Dans ce domaine, sans non plus chanter, Simone Burles est une, lubrique Praskovia lancée vampiriquement à l’assaut sexuel du Prince Danilo. Dans un finale festif endiablé, Carole Clin est  toujours une Manon menant Maxim’s de maximale main de maître, pardon, de maîtresse, et à la cravache !

Chantre infatigable de sa Gaby Deslys marseillaise qu’il a ressuscitée, Christophe Born est encore un Guatémaltèque haut en couleurs et timbre de voix de ténor, duo avec la voix de baryton du D’Estillac de Florent Leroux Roche, joyeuse paire de compères prétendants intéressés, évincés, de Missia.  

Dans la catégorie mari aveugle, stentor à grande gueule tonitruante sur ventre trônant et moustaches avantageuses, Olivier Grand reste un Baron Popoff inénarrable de suffisance et de naïveté face à sa femme. Et quand celle-ci est la piquante Caroline Géa, l’Ambassadeur marsovien a intérêt à veiller à ses quartiers de noblesse : la belle Nadia, jouant les mutines, câlines et coquines Zerlina, allusion musicale de la pièce à Don Giovanni, veut et ne veut pas, ne veut pas et veut, dans la plénitude de ses formes et de sa voix, finit tout de même, comme dans les Noces de Figaro, autre clin d’œil, par entrer dans le propice « joli pavillon » que lui chante et ouvre, d’une superbe voix d’amant postulant, Camille de Coutançon, un romantique et ardent Samy Camps, la voix mûrie, mâle et ardente : magnifiques duos des amants manqués qui ne manqueront pas la prochaine occasion. Il est vrai que ledit pavillon a la forme d’un éventail qui, comme dans Tosca, a sa part dans l’intrigue. Fort heureusement, la générosité de Missia, la généreuse Veuve, la sauvera du déshonneur conjugal dans lequel elle veut et ne veut pas sombrer mais on sent bien qu’elle succombera un jour avec le sus-dit ou -un inédit. À moins qu’elle ne soit vite veuve de son pouffant Popoff d’époux.

     Voulant et ne voulant pas non plus succomber, lui aux charmes de la Veuve, du moins l’affirme-t-il, Danilo, le Prince décadent, est donc incarné par le nouveau venu Anas Séguin. Il lui prête sa prestance, beau timbre de baryton large et chaud, chantant son donjuanesque crédo libertin : vanité, vacuité de cette vie d’ivresse artificielle, ou chagrin secret de l’amour désintéressé raté dans sa jeunesse avec Missia. Ses « Manon, Lison, Ninon… » et autres Fanchon ne sont sans doute que la ronde des figures interchangeables, même dans leur sonorité  qui riment, mais  ne riment à rien, de l’amour sûrement avec un grand tas mais non de l’Amour avec un grand A de la Missia perdue, pauvre, retrouvée riche mais perdue pour le sentiment, qui ne s’achète pas.

         Cette Veuve que l’on dit joyeuse, toute riche qu’elle soit de feu son mari, ne l’est pas plus qu’il ne faut et garde le sourire et la tête froide dans une affaire chaude, les assauts galants de galants par l’odeur du fric attirés. Ils ont beaux jouer les boys empressés de comédie américaine lui offrant, espérant plus, des joyaux dans une scène où elle est érigée en Marylin Monroe, elle ne chante pas pour autant Diamants are girl’s best friends, Danilo, l’amour de jeunesse étant pour elle un trésor d’une autre trempe. Elle n’est même pas coquette, c’est plutôt lui le coquet caquetant comme un coq dans le poulailler de ces dames vénales qu’il n’a même pas eu à conquérir mais à prendre ou même à ramasser. Pourtant, que d’atouts déploie encore, sans outrancière ostentation, la Missia retrouvée avec bonheur de Charlotte Despaux ! Bonne actrice, blonde, toujours belle sans agressivité comme je disais, physique de poupée inaltéré, elle a une voix facile, ample, au médium fruité, aux aigus chaleureux, menée avec un art consommé du chant, avec de très belles demi-teintes :  sa ballade de la légende de Wilya, « la dryade aux yeux mystérieux », est un moment de poésie, un appel, un rappel au passé d’un amour vivant à Danilo.

         La musique déroule, dans un enchaînement voluptueux, airs solistes, duos, ensembles, danses, d’une grande beauté. Le septuor « Ah, les femmes, femmes, femmes ! » y est le plaisant couplet d’une misogynie neutralisée par son excès même, scandé avec un grand dynamisme et une conviction appuyée. La danse ne pouvait manquer, marquée du sceau d’Offenbach dont le souvenir passe aussi dans l’œuvre avec ses satiriques politiques cancaniers et les érotiques cancans et french-cancan. Mine de rien, avec sa mine de malin averti, mi-figue, mi-raisin, le Figg de Grégory Juppin entre dans la danse avec des transes de trans ou travesti levant la jambe en vrai acrobate qu’on connaît, déchaîné au milieu du déchaînement chorégraphique réglé par Esmeralda Albert où le blond Stanley  Riddick, serti parmi les dames, véritable élastique, multipliant des grands écarts à couper le souffle aux souffreteux arthrosiques, est un Valentin le Désossé plus souple et démantibulé que nature. À s’en démantibuler les mâchoires de rire.

Benito Pelegrin

La Veuve joyeuse de Franz Lehár

Marseille, Théâtre de l’Odéon,

16 et 17 avril 2022

Direction musicale : Bruno MEMBREY 
Mise en scène : Olivier LEPELLETIER
Chorégraphie :  Esmeralda ALBERT 

Chœur phocéen de Rémy Littolf

Costumes : Opéra de Marseille

Avec

Missia Palmieri  : Charlotte DESPAUX ; Nadia : Caroline GÉA ; Manon :  Carole CLIN ; Olga : Sabrina KILOULI ; Sylviana : Rosanne LAUT et Praskovia : Simone BURLES 

Prince Danilo : Anas SEGUIN ; Baron Popoff : Olivier GRAND; Camille de Coutançon : Samy CAMPS; Figg : Grégory JUPPIN; D’Estillac: Florent LEROUX ROCHE; Lérida : Jean-Christophe BORN ; Kromski : Antoine BONELLI ; Pritschitch : Jean-Luc ÉPITALON  et Bogdanovitch :  Michel DELFAUD

Danseurs : Esmeralda Albert, Doriane Dufresne, Lola Le Roch, Nathalie Naranjo, Stanley  Riddick

La veuve joyeuse©Christian Dresse

Rmt News Int • 21 avril 2022


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