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La cruelle farce de la vie

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Petit boulot pour vieux clown de Matéi Visniec, voilà du Théâtre comme on l’aime ! Le spectacle proposé jusqu’à fin janvier au Toursky repose sur deux éléments principaux : l’importance première du jeu d’acteur et la sobriété de la mise en scène.

Du théâtre pour le Théâtre

Ici point de fioritures : un décor simple, composé de quelques valises-accessoires (servant de coussin, chaise etc…), un fauteuil roulant, un grand panneau en tissus épais foncé, et basta.  Le jeu de lumière est réduit à son plus simple apparat avec une lumière en plongée : quelques légers effets de douche ou contre-jour viennent souligner une action, un mouvement ou un geste. Point de superflu. Une petite musique en début et fin de spectacle, et c’est tout… Nous sommes là pour entendre le souffle des mots et entrer pleinement dans l’univers de Matéi Visniec.

L’atmosphère de vieux cabaret de music-hall défraichi est rendue par le choix d’un décor aux couleurs sombres : ces dernières contrastent avec la lumière crue de l’éclairage qui renforce cette ambiance veillotte. Elle est de plus accentuée par un lourd nuage de fumée envahissant, tel un épais brouillard, flottant dans l’air vicié de la pièce. Nous sommes bien dans une salle d’attente exigüe et aveugle, empreinte jusque dans le creux de ses murs de la lourdeur des effluves persistants de longues heures d’attente avec ses odeurs acres et rances de transpiration et de tabac froid. On la pense située côté entrée des artistes, dans un coin oublié du théâtre. Derrière le pan de tissu qui fait office de porte, on imagine le bureau du directeur de casting aux meubles sombres, et, lui, le cigare en bouche, accoudé à son bureau, un verre de whisky à la main. Le décor est planté.

Petit Boulot pour vieux clown © Jean Barak

Bienvenue chez les clowns

Une petite musique de fanfare clownesque annonce brièvement l’arrivée des candidats à l’audition. Nicollo, un vieux clown au nez rougi par l’alcool, une partie du crâne dégarni entouré de cheveux hirsutes, une cravate rouge gigantesque fichée à son cou et un costume bouffant aux éternelles bretelles peinant à masquer un plastron vieillissant, entre un peu hésitant le premier sur scène. Il est l’archétype du clown blanc de cirque traditionnel, optimiste, joyeux, naïf, voire un peu benêt – il a l’air bien brave dirait-on de par chez nous – avec ses numéros d’amuseur public. Il attend depuis un moment quand entre subitement un deuxième clown, l’Auguste Filippo, cheveux courts, veste militaire et pantalon élimés, fleur rouge à la boutonnière, le pas vif et l’allure confiante. Tous deux ont une valise à la main, c’est là où se cachent leurs nouveaux tours de passepasse. L’heure tourne et ils attendent entre exaspération, trépignement et résignation qu’on les appelle mais personne ne se montre.

Après un temps d’incertitude, ils se reconnaissent : de leur retrouvaille de prime abord joyeuse  – et voilà que je te prends dans mes bras « que tu es maigre Nicollo ! »- à la remémoration des souvenirs du bon vieux temps – un tendre moment de théâtre – en passant par des questionnements sur la raison du choix d’un vieux clown dans l’annonce pour l’audition et des attaques en règle d’une perfidie et sournoiserie savoureuses, ils nous émeuvent et nous font doucement rires de leur travers. La scène où Filippo reconnait Nicollo à sa façon de se moucher, ou encore celle où ils s’invectivent de tous les noms d’oiseaux, est clownesque à souhait. Dans cet aller-retour de sentiments contradictoires où amour et haine, désir de complicité et soif de compétition font rage, ils nous interrogent ici sur nous-mêmes, nos volitions et appétits, notre « dur désir de durer » pour reprendre Paul Eluard résumant ainsi la pensée spinoziste de l’essence de notre être-là.

Profondément méchant et aigri, Filippo est incarné avec conviction par Richard Martin, à la voix de basse sombre et cinglante, éructant ses piques, insultes, injures et autres vexations humiliantes avec une rare dureté. Face à lui, le personnage de Serge Barbuscia, magnifique dans ce rôle taillé sur mesure pour lui, lui répond, de prime abord surpris, balbutiant, bafouillant, bredouillant tel l’enfant qu’il est resté avant de lui rendre le chien de sa chienne.  Les échanges sont savoureux : la mise en scène sobre  et délicate, jusque dans les déplacements millimétrés des acteurs, fait honneur au texte. Elle le sert à merveille même si les entrées et sorties des personnages sont limitées par la configuration même du plateau, avec une seule entrée ou sortie possible, côté jardin. Cependant, le public se laisse emporter par le rythme vif du spectacle aux accents felliniens.

Petit Boulot pour vieux clown © Jean Barak

La vie, un éternel recommencement

Les interrogations de nos deux clowns sur la raison de la fameuse annonce donnent lieu à un jeu de réponses où l’optimisme absurde et le réalisme lucide s’entrechoquent : peut-être est-ce pour apprendre aux jeunes générations l’art perdu du clown ? Se questionne Nicollo. Ou se procurer des palefreniers à moindre coût ? répond Filippo qui tente sournoisement de lui proposer un deal à sens unique. A travers ce dialogue, sous couvert d’une critique du laxisme des jeunes générations dans l’apprentissage du métier, on peut se questionner sur la transmission de l’art clownesque ainsi que l’évolution du jeu clownesque et du métier de clown de cirque. A l’orée des années 80, le cirque nouveau ayant rebattu les cartes de jeu*, les numéros des clowns traditionnels, à l’image des cirques animaliers traditionnels de moins en moins nombreux et voués à l’extinction, sont peu à peu évacués des cirques et remplacés par d’autres numéros plus modernes. Il est alors ici question de l’adaptation du clown traditionnel au cirque moderne : les anciens numéros ne font plus recettes, il faut se renouveler.

Au duo déjà formé, se joint alors un troisième larron : Pepinno, le clown rouge, celui qui se croit plus malin que les autres sans forcément l’être. Une coiffure à la rock star avec ses lunettes noires, un costume plus théâtral que clownesque, un mouchoir rouge négligemment attaché autour du cou façon poète maudit, il marche péniblement : essoufflé, il s’affale sur le fauteuil. C’est alors que commence le jeu des alliances entre les trois clowns où chacun fera montre de ses talents sans toutefois tout divulguer au risque de se faire voler le tour. Avec finesse, Serge Barbuscia incarne un clown funambule qui s’essaie à la pantomime : la scène de mime face public est merveilleusement interprétée. Le passage dans lequel il s’allonge sur le sol pour mimer une séance de relaxation le plongeant dans un profond sommeil, un fiasco aux yeux des deux autres, est drôlissime mais il ne se démonte pas car il est persévérant. Richard Martin, quant à lui, montre avec subtilité une facette plus douce de Filippo, la main tremblante d’un vieillard ému, les yeux émerveillés d’un enfant devant un tour de magie, lorsqu’il propose un tendre et joli numéro avec des ballons rouges.

Pepinno ? Lui, il a fait une petite carrière théâtrale. C’est qu’il a le goût des planches et prend plaisir à jouer ! Monsieur déclame du Shakespeare, Hamlet, ici revisité à la sauce clownesque : le passage où Pierre Forest sort son nez de clown de son mouchoir tel un prestidigitateur avec un respect appuyé envers l’objet dans sa façon de le tenir face à lui avant de réciter sa tirade être ou ne pas être clown, telle est la question ? est d’une beauté et d’une justesse magnifique. Il excelle faire jouer la comédie à son personnage auquel il confère un aspect pathétique dans sa façon un peu snob de le faire parler, de se comporter en monsieur je sais tout indolent et suffisant, simulant sa mort pour en mettre plein la vue à ses amis.  Ah, sacré farceur de Pepinno, tel est pris qui croyait prendre… Mais, chut !, ne dévoilons pas la fin surprenante et étonnante du spectacle, également dans sa mise à la scène bien pensée, avec son retournement final inattendu qui achève de boucler la boucle. Le rideau tombe sur un recommencement…

Petit Boulot pour vieux clown © Jean Barak

In fine

Cette création tendre et cruelle est fort bien menée par trois comédiens aux talents complémentaires : on dirait même que les personnages dont ils endossent le costume ont été écrits pour eux. Nous pouvons saluer Virginie Lemoine, assistée d’Alice Faure, pour leur direction d’acteur efficace et leur travail de mise à la scène du texte réalisé au cordeau, sur le fil du rasoir, avec néanmoins un souci marqué du détail : elles usent avec parcimonie d’effets et économie de moyens et réussissent à dé-complexifier le texte sans lui ôter sa substantifique moelle, un peu à la manière d’un Guillaume d’Ockham.  Ceci est d’autant plus appréciable que le texte est superbement écrit par un auteur dont on ne peut qu’admirer la maîtrise de l’absurde et la précision de l’écriture finement ciselée avec ses dialogues percutants et cinglants.  Les personnages sont croqués avec tendresse jusque dans leurs mesquineries et petitesses.

Le texte traite d’un abyme de sujets. De la question de la fin de carrière d’un acteur vieillissant à celle de l’évolution du métier de clown, la pièce dessine la fin d’un monde, actant avec lucidité la cruauté du monde extérieur. Elle dresse un portrait féroce de notre société et/ou des sociétés d’hier et d’aujourd’hui**, machines à broyer l’humain qui est en nous pour nous rendre captifs d’un mode de vie imposé et d’aspirations qui ne sont pas forcément nôtres, dévoilant les aspects les plus sombres et abjects de notre être vers lesquels nous sommes irrésistiblement poussés. Elle est le reflet de notre condition humaine et/ou humanité, de notre nature qui est de persévérer dans son être jusqu’au jour de notre fin, persévérer envers et contre tout, à tout prix. Ou non selon qu’on résiste à cette pression venant de l’extérieur.

Ce spectacle est en tout point magnifique : nous vous le recommandons chaudement tant il nous réveille de nos certitudes, nous bouscule dans nos convictions, tout en nous offrant une lueur d’espoir, à l’image du personnage de Nicollo. L’éternel deuxième – si ce n’est dernier-, à l’instar du chevalier errant, persiste dans son attente, restant là, toujours prêt à recommencer quoi qu’il arrive.  

Diane Vandermolina

*Avec l’essor de nouvelles formes pluridisciplinaires alliant dramatisation et acrobaties pour raconter une histoire, le cirque nouveau abandonne progressivement le principe de la suite de sketches ainsi que la piste centrale au profit d’une scénographie et mise en scène plus élaborées.

**Sociétés totalitaires ou capitalistes/libérales

Photo de Une : Petit Boulot pour vieux clown © Jean Barak

Informations pratiques :

Mise en scène par Virginie Lemoine assistée d’Alice Faure avec Serge Barbuscia, Richard Matin et Pierre Forest (Molière 2019), présentée du mardi 7 au samedi 29 janvier à 21h/les mercredis 19h – Relâche les jeudis.

Durée : 1h20/ Lieu : Salle Léo Ferré- Théâtre Toursky, 16 promenade Léo Ferré 13003 Marseille

/Tarifs : 16 à 26€/En tournée au théâtre du Balcon du 19 au 27 février et pendant le festival Avignon off 2022.

https://www.toursky.fr/spectacle/petit-boulot-pour-vieux-clown/

Réservations : billetterie.toursky.fr  / billetterie@toursky.fr / 0491025454

Rmt News Int • 21 janvier 2022


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