MUSIQUE AU CENTRE, MUSIQUE AU CŒUR
FESTIVAL DE MUSIQUE DE CHAMBRE
Voir naître un festival est un privilège, le voir grandir, un bonheur. Témoin, il y a trente-neuf ans de celui de la Roque d’Anthéron, quelques amis serrés sur une petite estrade un soir de mistral, qui en eût pu prédire la merveilleuse aventure ? C’est la même que l’on souhaite au festival Musique au Centre, voulu par l’obstination et le dévouement de deux enseignants, Gwénaelle Castex et Pierre Laïk. De leur complice passion pour la musique de chambre est née leur association Musica Intima en 2016 et, de celle-ci, a éclos en 2018 ce petit festival, quatre concerts en trois jours, un quatre sur trois donnant ce sept mythique ou mystique hantant ou sous-tendant tant de légendes ou croyances : on lui en souhaite l’influx bénéfique de la croyance heureuse et non peureuse du chiffre sept.
Des lieux patrimoniaux
L’an dernier, du 24 au 26 août, le festival s’était niché en plein centre-ville, dans la sobre cour adoucie de platanes du lycée Montgrand, ancien hôtel Roux de Corse, géométrique architecture néo-classique du milieu du XVIIIe où, reçu fastueusement par le maître des lieux, le 22 juillet 1756, le maréchal duc de Richelieu, de retour des Baléares victorieux contre les Anglais par la prise de Minorque, se fit servir, pour accompagner le poisson, la mahonnaise ramenée de Port-Mahon, nationalisée mayonnaise (ne le rappelons pas trop haut, musica intima oblige, car les sourcilleux Catalans nationalistes reprochent déjà aux Marseillais de leur avoir volé la version forte de la mahonnaise, leur alloli, ‘aïl et huile’, bref, l’aïoli !). Loin de ces querelles culinaires, ce lycée fut, en 1891, le premier lycée de filles à Marseille.
La première soirée de 2018 eut même le baptême, sinon du feu autre que celui des musiciens, celui du vent qui en parapha la naissance par une intempérie intempestive de mistral faisant voler tempétueusement les partitions, cachet d’authentique festival de la région.
Temps béni pour ce crû, canicule tempérée, douceur aimable. Cette année, dans le creux musical entre la fin du Festival de la Roque d’Anthéron le 18 septembre et le début de la saison à Marseille —et avant la rentrée des classes pour ces deux professeurs ! — les organisateurs ont programmé leurs quatre concerts du 23 au 25 août dans la cour d’un autre établissement scolaire classé aussi au patrimoine marseillais, le lycée Périer, cher à ma lointaine Philo et mes Prix, premières classes mixtes en Terminale et fumoir autorisé. Sur un plat de la longue rue Paradis prenant son souffle après la raide montée, le lycée Périer étire sa longue façade blonde ponctuée de fenêtres carrées sur blanches colonnes et tour moderne sur pilotis ; une haute grille légère ornée d‘une spirale, telle une clé de sol ouverte à deux battants de papillon métallique, donne accès à un vaste hall d’entrée montant en escaliers vers un carré de lumière où veille un haut relief néo-classique imposant de la sereine et sage Athéna, due à Antonio Sartorio, décorateur de la façade de l’Opéra, de partie du Palais de Justice et de la prison des Baumettes —de l’extérieur !— et l’on découvre, plein ciel ouest, une colline échevelée d’une pinède griffonnée sur l’azur qui ouvre plus qu’elle ne clôt l’immense cour prolongeant, en hauteur de quelques marches, le généreux terrain de jeux.
Bâti sur le château de Théophile Périer, l’ancien lycée, foyer de professeurs résistants qui sauvèrent des élèves juifs de la fureur nazie, bombardé, fut agrandi fin des années en style néo Art Déco provençal pierres à la blondeur tendre du beurre. Des platanes ombragent parallèlement cet espace aéré scandé de larges arcades au-dessus desquelles s’étagent, face à la colline, deux corps de bâtiment allégés d’une galerie aux fines balustres métalliques aux motifs géométriques épurés.
Au fond, la petite scène se dresse, adossée à un mur dont l’appareil s’érige en cet immémorial opus incertum, petits moellons en pierre de dimension et de forme irrégulières, soudées d’un large trait de ciment, héritage antique local de la tradition romaine.
Sous le ciel provençal, le romantisme allemand accordé.
Concert pleines cordes
Cordes cordiales, cordes sensibles, accordées plein cœur pour le premier concert du 24 août, à 18 heures, le Quintette à deux violoncelles(D956) en ut majeur de Schubert, servi amoureusement par Alexandre Amedro (violon 1), Benoît Salmon (violon 2), Magali Demesse (alto), Yannick Callier (violoncelle 1), Anne-Claire Choasson (violoncelle 2).
Peut-on parler sans émotion de cet immense quintette composé par Schubert peu après sa dernière symphonie durant l’été 1828, deux mois avant sa mort ? Il ne l’entendit jamais exécuter : sachant qu’il ne fut créé qu’en 1850 au Musikverein de Vienne et publié seulement en 1853, on mesure le privilège de l’entendre ce soir. Une aimable brise fait bruire doucement, délicatement, les feuilles des platanes et, fermant les yeux, on a la sensation que ce léger motif caressant du premier mouvement, fuyant sur les ailes du rêve, semble en émaner, un allegro joyeux mais que le ma non troppo teinte, modère de la mélancolie, suivie de courses, de présages d’orages et retour déchirant du motif.
Le second mouvement, c’est l’adagio, un lent, un impondérable rideau de soie s’ouvrant, émergeant du silence ou des songes, ponctué des pizzicati du second violoncelle comme des pas menus sur la pointe des pieds, une indécise brume flottante traitée, interprétée si respectueusement, à la limite infime parfois du perceptible qu,e n’était-ce la vue des musiciens, fermant les yeux, on croirait cette impalpable musique venue d’un ailleurs très lointain mais issu de nous et l’on retient sa respiration comme on retient un rêve évanescent qu’un souffle pourrait évanouir. Les grandes arcades profondes semblent toutes magiquement tendues vers cette délicatesse irréelle, comme de grandes oreilles attentives, pour ne rien perdre de cette délicatesse.
Le troisième mouvement, Scherzo presto, est comme un réveil joyeux où Schubert, souriant dans la détresse, semble vouloir effacer d’un revers de corde l’indéfinissable nostalgie, la mélancolie du précédent mouvement, dansant, bondissant, mais un brusque changement de tempo arrête l’ivresse de vie pour sombrer, replonger dans une sombre réflexion, avant le retour bondissant du premier thème joyeux : sourire traversé de larmes, traversée de la vie ? Le dernier mouvement Allegretto, au rythme dirait-on de vive polonaise, avec babillage du violon sur fond attentif des cordes graves, a parfois les reflets argentés de la Truite, mais court, fébrilement, comme vers un abîme dans la frénésie de la strette.
Les musiciens donneront en bis un extrait de ce mouvement.
Les interprètes, tout au long, on les aura senti tout pénétrés de ce grave sentiment de l’œuvre exceptionnelle dont ils nous ont offert, sans aucun grossissement, aucun effet appuyé, une délicate et sensible version, toute intime, toute intérieure faisant de ce lieu ouvert sur l’espace, un espace clos, confidentiel, un salon, une chambre où les cinq musiciens pour un unique Schubert, ne semblent jouer que pour un seul, l’auditeur qui reçoit au singulier la grâce de cette musique de l’âme, miraculeusement partagée au pluriel du public.
Concert sous les étoiles
Pas encore exactement les étoiles dans ce long crépuscule d’été mais une agréable restauration légère sur place à déguster sur les tables et bancs de la cour ou qui parsèment la pinède. D’aimables lycéens jouent les agréables guides du festival, accueillant le public, distribuant programmes et renseignements, réalisant des sondages, des interviews audio-visuelles sur le concert qu’ils mettront sur le site à cet effet prévu.
Un reste de lueur du crépuscule enfui baigne de vague rose les pierres blondes et nous regagnons nos places pour le second concert. Les solistes du premier, par ailleurs ayant une carrière de solistes, étaient tous des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, sauf Benoît Salmon, rattaché à l’Orchestre de Toulon Provence Méditerranée. Les membres du Trio Goldberg, Liza Kerob (violon), Federico Hood (alto), Thierry Amadi (violoncelle) sont issus de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, quant à la pianiste Shani Diluka, qu’on ne présente plus, est Monégasque aussi. C’est dire qu’un arc méditerranéen unissait ces interprètes pour faire, de cette soirée marseillaise, provençale, dépassant toute fallacieuse frontière une rêveuse enclave du romantisme allemand.
Mais, autre vanité des frontières, des genres et styles, arbitrairement séparateurs, c’est le classicisme de Joseph Haydn qui ouvrait leur programme, présenté avec humour, amour aussi, par les interprètes, avec son Trio à cordes [opus 53 n°1], joué par les Goldberg : une soirée où les cordes à l’honneur, en auront plus d’une dans l’arc si riche des combinaisons musicales. Un solaire sol majeur semblait rappeler, par le son, le soleil doucement enfui, tandis que les grandes arcades, peu à peu illuminées de rouge de plaisir, étaient des paupières closes, ombrées de la dentelle sommeilleuse des arbres, dans le bercement de ce thème et variation, léger, avec un air souriant de danse galante, en toute allègre innocence. Sautillements, arrêts surprise, glissements, des voltes : le violon babille, l’alto pétille, le violoncelle est volubile. C’est léger, piquant, pimpant, joué avec une grâce sans gracieuseté, un froissement de soie dans les feuilles des arbres.
Des platanes, des pins qui, par la grâce de la musique de Schubert devenaient ce Lindenbaum, ce tilleul humide et scintillant qu’il a souvent chanté. Présenté avec l’émotion qui nous étreint encore en évoquant ce jeune homme de trente ans, malade, en fin de vie, lucide sur son sort, qui lègue et délègue ce chef-d’œuvre « À ceux qui y prendront du plaisir » ; et le nôtre sera grand par cette respectueuse interprétation fervente et parce que nous savons qu’au moins, frustré tant de fois, par l’échec ou l’absence d’écho de ses œuvres, le compositeur aura eu le bonheur de voir exécuter cette pièce à Vienne le 26 décembre 1827 et, l’année même de sa mort en 1828, dans une fête amicale, une de ces Schubertiades, qui nous est magiquement recrée ici ce soir. En quatre mouvements, ce Trio pour cordes et piano n°2[D929] en mi bémol majeur. Le premier, allegro, de forme sonate, commence par un thème à l’unisson amical des instruments, populaire, presque joyeux, coloré d’un peu de noir mineur du second, dans une hâte fébrile, piano perlé de notes qui peuvent toujours être des larmes. Et le deuxième mouvement, même tiré d’une chanson populaire, même popularisé par le film Barry Lindon de Stanley Kubrick, semble mouillé de ces pleurs, « Andante con moto », ‘allant avec mouvement’, mais allant vers où ? marche inéluctable de la vie, vers la mort, ponctué par les pas implacables du piano, opposés aux vibrations cordiales du violoncelle ou funèbres frissons dans le frémissement de vie, le bouillonnement du clavier et la reprise lancinante, fatale, de la marche avant. Le silence émotionnel après ce mouvement, avant l’autre, semble même religieux. Le troisième est comme une brise chassant les sombres nuées, une promesse de vie, mais le dernier, malgré les ponctuations pianistiques et les pizzicati des cordes, comme des rires peut-être, avec les reprises du thème bouleversant du second, efface ce sourire qui cachait mal les larmes et nous renvoie aux essentielles interrogations de ce motif morbide et vital qui ne veut pas finir.
Après un entracte, la dernière partie est dévolue au Quatuor avec piano n°3[opus 60] en ut mineur de Johannes Brahms, admirateur de Schubert mais plus heureux que lui puisqu’il fut lui-même au piano lors de sa création en 1876. Mais, d’entrée, le déchirement étiré du violoncelle, les pizzicati des cordes pincées disent plutôt le pincement au cœur d’un tourment fiévreux dans l’effusion éruptive de la montée passionnelle des instruments. On comprend que Brahms ait référé cette œuvre rageuse parfois, orageuse, désespérée, aux souffrances du romantique et suicidaire Werther de Goethe, image sonore pleine de sève, de vie mais sevrée d’espoir, nimbée de mort dans son amour possible et impossible pour Clara Schumann à laquelle, le troisième mouvement chaud, enveloppant, tendre, caressant, serait une ésotérique et presque ouverte déclaration.
Clara et Robert avaient aussi vécu une passion traversée, exprimée souvent cryptiquement dans leurs œuvres à l’autre secrètement dédiées le temps de leur longue séparation. Sans doute le jeune et brillant Johannes, dont ils distinguèrent et encouragèrent le génie vint-il illuminer un peu leur vie tourmentée lors de la maladie et folie de Schuman. On peut du moins, rétrospectivement le rêver pour la sacrifiée Clara, compositrice empêchée, déchirée entre sa nombreuse famille, sa carrière de pianiste, avec le poids d’un époux en partance dans la folie. Il ne pouvait manquer ici et un bis, le quatrième mouvement du Quatuor à cordes et piano op. 47, véritable lettre d’amour lumineuse de Robert à Clara.
Merveilleuse soirée pour un festival dont la réussite farde les efforts, tout le travail acharné des deux organisateurs, comme sut le dire avec brio, éloquence et sourire, Liza Kérob en leur offrant des remerciements que nous partageons de tout cœur. Benito Pelegrín
Marseille, Lycée Périer Musique au Centre, SAMEDI 24 AOÛT
Concert à cordes pleines, 18 heures
Schubert
Quintette à deux violoncelles(D956)
Alexandre Amedro – violon 1
Benoit Salmon – violon 2
Magali Demesse – alto
Yannick Callier – violoncelle 1
Anne-Claire Choasson – violoncelle 2
Concert sous les étoiles, 21 heures
Haydn, Schubert, Brahms
Les membres du Trio Goldberg :
Liza Kerob – violon
Federico Hood – alto
Thierry Amadi – violoncelle
Shani Diluka – piano
Photo de Une : Trio Goldberg © Florent Gauthier
Association Musica Intima 68, Rue François Mauriac Résidence Prébois, Bât C1 les Aloès
13 010 Marseille/ 06 15 91 15 84/ https://musica-intima.fr/ ou https://musica-intima.fr/blog/
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.