Avignon off 2025: Mercutio
J’ai un rapport très intime et profond à Roméo et Juliette. J’ai eu la chance — et l’immense émotion — de danser cette œuvre bouleversante aux côtés de Marie-Claude Pietragalla, dans la version du chorégraphe néerlandais Hans Van Manen, lorsque j’étais danseuse au sein du Ballet National de Marseille. L’histoire de ces amours impossibles, de cette jeunesse en tension, je l’ai portée de l’intérieur, incarnée dans le mouvement et l’interprétation, la chair, la scène.
Alors forcément, je tenais à voir “Mercutio” dès mon premier séjour à Avignon. Mais, n’ayant pas pu trouver le temps, je suis revenue spécifiquement pour cette pièce, et, je ne regrette absolument rien.
Ce spin-off percutant, drôle, sensible et poétique, revisite l’œuvre shakespearienne à travers le regard de Mercutio, meilleur ami de Roméo — ce personnage solaire, décalé, drôle et blessé, qui n’est ni Capulet ni Montaigu, et qui pourtant, tente de se faire une place dans ce monde de haines et de loyautés absurdes.
Lucas Berger campe un Mercutio lumineux, tourmenté, profondément humain. Son jeu habité donne vie à ce personnage fantasque et tragique, tiraillé entre légèreté apparente et profond malaise intérieur, avec un subconscient chaotique et fébrile, fragilisé par un sentiment étouffé. J’ai été également particulièrement touchée par l’interprétation de Kévin Abgrall dans le rôle de Benvolio, dont la fougue, la vitalité et la sincérité transpercent la scène. Bokai Xie, en Tybalt à la guitare électrique, allie force brute et sensibilité musicale avec une intensité rare.
Diane Renier incarne une fée sombre, presque mythologique, voix envoutante et présence magnétique, qui plane au-dessus des tensions et donne au spectacle une profondeur dramatique saisissante. Tudual Gallic (également metteur en scène et comédien dans un autre spectacle du festival) donne à Roméo une tendresse touchante et une sincérité qui contraste avec l’univers décadent du bal-cabaret. Simon Davalos est formidablement inquiétant et burlesque en maître de cérémonie Capulet déjanté, incarnant aussi un prêtre glaçant.
L’ambiance de cabaret déglingué, entre humour, chants, musique live, affrontements, tensions, effusions et confidences, donne au spectacle une modernité fracassante. Le texte et l’ambiance de Shakespeare est mêlée intelligemment à ceux de Mathieu Chédid et des Rap Contenders donnant vie à un théâtre musical, au drame dansé.
Ce “Mercutio” interroge la pression sociale, l’identité, le besoin d’exister autrement que dans un camp ou un clan. C’est une œuvre qui parle fort, juste, et qui explose de vitalité. Si j’ai été enthousiasmée, touchée, emportée par l’énergie et l’engagement des jeunes artistes du Collectif NOX, une part de moi est restée en tension (sans jeu de mot avec mos dos)… comme si l’exaltation qu’ils ont fait naître en moi était teintée tout du long d’une légère frustration.
Peut-être était-ce à cause de ce fichu lumbago, ou de ma vue entravée par des spectateurs très grands placés juste devant moi… Mais il me semble que c’est aussi le spectacle lui-même qui a ouvert des portes sans toujours les franchir. La pulsion dansée, très présente dans les corps et les intentions, reste amorcée, jamais pleinement déployée — et moi qui porte la danse en moi, je l’attendais, je l’appelais presque. De même, l’univers rock, musical, vibrant, m’a enthousiasmée… mais j’aurais aimé qu’il aille encore plus loin, qu’il déborde, qu’il m’électrise davantage.
Le contraste entre l’univers noir, presque gothique, et la profondeur psychologique des personnages m’a captivée — mais là encore, j’aurais aimé que la bascule dans le déjanté, dans le chaos ou dans l’intime, soit plus radicale. Peut-être que cette tension entre retenue et démesure est volontaire, peut-être même que c’est ce qui fait la singularité du spectacle. Mais elle a laissé en moi une trace paradoxale : celle d’un coup de cœur un peu inachevé, d’un vertige sans chute. Cela n’enlève rien à la beauté, à la fougue, au talent incroyable des artistes.
Un immense bravo aux jeunes artistes du Collectif NOX, qui non seulement interprètent, dansent, chantent, jouent, mais installent eux-mêmes le décor en un temps record, chaque jour, dans la très belle salle du Rouge Gorge. Un lieu qui semble avoir été pensé pour accueillir cette version moderne, irrévérencieuse, audacieuse et profondément sensible de Roméo et Juliette. Lieu dont les artistes s’emparent avec fougue et énergie, courant et déballant sur les balcons, en fond de salle, parmi les spectateurs. Chaque recoin est mis à profit et sert merveilleusement bien la mise en scène. L’univers visuel, sonore, théâtral de “Mercutio” est d’une grande richesse. Et la salle du Rouge Gorge, avec son style, sa chaleur, en est un écrin idéal.
Je suis ressortie un peu enivrée, et pleine d’élan. Voir cette œuvre que j’ai dansée, incarnée et interprétée si intensément au début de ma carrière de danseuse, sous un autre angle, à travers le regard d’un personnage aussi ambivalent et magnétique que “Mercutio”, portée par cette myriade de jeunes artistes aux multiples facettes, fût un réel emballement théâtral. En somme, “Mercutio” est un spectacle d’une force indéniable, qui m’a intensément touchée. Ce lien spécial, intime, charnel, émotionnel, presque viscéral que j’ai avec avec cette œuvre fait que chaque relecture m’émeut profondément — surtout lorsqu’elle ose un angle aussi audacieux que celui de “Mercutio”.
Et c’est peut-être parce qu’il m’a touchée de si près, moi qui porte encore en moi cette tragédie dansée, que j’aurais voulu qu’il m’emporte jusqu’au vertige. Cela mérite que j’y retourne.
Valérie Blaecke
Crédit photo: Collectif Nox




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