Avignon off 2025 : sélection de coups de coeur
En juillet – la ville en jeu
Derrière les remparts séculaires d’Avignon, chaque été, la ville se transforme en une immense scène vibrante, où tout le monde – artistes, techniciens, spectateurs, commerçants – joue le jeu du festival. Dans les ruelles étroites et sinueuses, aux pavés chauds de soleil, un fourmillement incessant anime chaque recoin. Tout respire le théâtre, jusqu’à l’air saturé d’affiches multicolores, accrochées à la moindre anfractuosité, recouvrant les vitrines, les terrasses, les portes, parfois même les arbres. Certaines s’envolent au gré du vent, comme les échos éphémères d’un spectacle déjà passé.
C’est une ville-usine du spectacle vivant, un ballet réglé au millimètre. Dans les théâtres, les représentations s’enchaînent sans relâche, à la minute près. Les comédiens, tout juste sortis de scène, doivent parfois écourter les applaudissements – comme un rideau qui se referme trop tôt – pour libérer l’espace à la troupe suivante. On reste suspendu, un peu frustré, et déjà entraîné ailleurs.
Car ici, tout va vite. Le spectateur court, programme en main, d’un lieu à l’autre, les yeux encore pleins d’un monologue poignant quand déjà résonne un rire burlesque ou une musique expérimentale. Les styles se croisent, se superposent, parfois se heurtent. On est tour à tour bouleversé, dérouté, émerveillé. C’est ça, Avignon : un kaléidoscope d’émotions en continu.
Dans la rue, le tractage est un art à part entière. Les comédiens rivalisent d’inventivité, de charme, d’audace. Certains chantent, d’autres improvisent, d’autres encore s’immobilisent comme des statues vivantes. Tous cherchent à capter l’attention, à susciter l’envie, à retenir quelques instants ce flot humain qui ne cesse de circuler. Les uns veulent être vus, les autres veulent voir. Mais tous participent, à leur manière, à cette grande mascarade sincère.
Car c’est aussi cela, l’esprit du festival : une vaste partition collective où chacun tient son rôle, où le chaos apparent cache une mécanique rôdée, généreuse, exaltée. Une ville qui joue à être mille autres, un public qui accepte de se perdre pour mieux se retrouver. Alors, autant y plonger tout entier. Autant y jouer le jeu.
Coups de cœur
J’ai eu la chance d’assister à Avignon, à une pièce aussi percutante que drôle: “Si Dieu veut” du regretté Jeff Carias, portée avec brio par Mina Merad et Mathieu Labrouche. Le texte est fin, mordant, et ne recule devant aucun tabou pour mieux les désamorcer. On y suit un personnage odieux, caricatural… et pourtant étrangement familier. Car derrière l’humour corrosif se cache une vraie intelligence : celle qui nous pousse à questionner nos propres biais, nos petites lâchetés quotidiennes, nos jugements parfois trop rapides. Mina Merad est percutante dans son rôle divin, surprenant et plein de sagesse décalée. Et Mathieu Labrouche, avec son énergie folle et sa précision de jeu, donne une humanité troublante à ce Jean-Michel Gontard qu’on adore détester… jusqu’à s’émouvoir. Si vous passez par Avignon, filez les voir. Tous les jours, à 11h05 au théâtre Al Andalus, relâche les mercredis.
Le Club des complotistes est une comédie aussi déjantée qu’intelligente, portée par un trio d’acteurs au rythme parfaitement maîtrisé. Dès les premières minutes, on est happé par l’univers absurde et délicieusement paranoïaque de cette société secrète pas tout à fait au point… Entre plans bancals, rivalités improbables et révélations plus ou moins crédibles, le rire est constant, porté par des dialogues savoureux et des situations rocambolesques. La mise en scène dynamique et l’alchimie entre les comédiens rendent chaque scène irrésistible. Mathieu Oliver, auteur et acteur, signe une pièce originale, bien ficelée et pleine d’énergie. Sébastien Burzzone et Cédric Telles complètent cette distribution avec brio, chacun incarnant des personnages hauts en couleur. Un vrai bon moment de théâtre, à ne pas manquer pour ceux qui aiment les comédies fines, absurdes et décalées à la Marelle des Teinturiers.
Un moment de théâtre incandescent
« Gauguin – Van Gogh » est une véritable pépite théâtrale. Avec finesse, intensité et humanité, la pièce nous plonge au cœur de la relation explosive entre deux monstres sacrés de la peinture : Paul Gauguin et Vincent Van Gogh. On connaît tous l’épisode de l’oreille coupée, mais ici, c’est tout le chemin qui y mène qui nous est brillamment raconté. Le texte, coécrit par Cliff Paillé et l’historien David Haziot, est d’une grande justesse : précis sans être pesant, accessible tout en étant rigoureusement documenté. On ressent la tension croissante entre les deux artistes, entre exaltation créatrice et fragilité psychologique.
Les comédiens sont bouleversants de vérité. William Mesguich incarne un Van Gogh à fleur de peau, lumineux et tourmenté, tandis que Alexandre Cattez campe un Gauguin charismatique, complexe, parfois dur mais toujours fascinant. Leur duo crève la scène, porté par une mise en scène sobre, intelligente et évocatrice, signée Cliff Paillé et Noémie Alzieu.
C’est une pièce qui touche autant les amateurs d’art que les passionnés de théâtre. On ressort ému, enrichi, et avec une furieuse envie de (re)plonger dans l’univers de ces deux génies. Un grand moment au théâtre des Gémeaux ! À ne surtout pas manquer !
Un huis clos numérique haletant
Dans un décor aussi surprenant qu’ingénieux, Inscape game nous plonge dans un “bar digital immersif” où quatre amis d’enfance voient leur réunion virer à l’angoisse, sous l’influence d’une Intelligence Artificielle aussi espiègle que menaçante.
Servie par une mise en scène inventive de Mathieu Hoarau et Nathalie Bernas, la pièce réussit à mêler humour, suspense et émotion avec une belle fluidité. Le texte d’Éric Boucher, auteur et interprète, joue habilement avec les codes du thriller psychologique et du théâtre d’anticipation, en abordant des thèmes contemporains comme la mémoire, l’amitié, et notre rapport aux technologies.
Les comédiens – Yannick Blivet, Mickael Msihid, Mathieu Hoarau et Eric Boucher – incarnent avec justesse et intensité leurs personnages, entre tensions enfouies et aveux cathartiques. La dynamique du groupe est crédible et permet au spectateur de s’attacher rapidement à ces figures aux passés troubles.
Si quelques longueurs se font sentir dans la seconde moitié du spectacle, elles n’ôtent rien à l’impact global de cette expérience immersive et originale. La scénographie, entre écrans et jeux de lumière, contribue à maintenir une atmosphère intrigante jusqu’au bout malgré la fin qui laisse poindre une légère latence, comme si la pièce suspendait sa résolution sans livrer totalement la clef de l’énigme. Une belle réussite tout de même, qui pousse à réfléchir tout en divertissant. Une proposition audacieuse et actuelle, à découvrir sans hésitation au théâtre du Rempart.
Valérie Blaecke
Photos de une et d’Avignon: Valérie Blaecke
Autres crédits: les compagnies respectives.







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