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« Les Rafles, d’un siècle à l’autre » : Un spectacle immersif sur l’Histoire de Marseille

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Marseille est le décor d’un des derniers spectacles du Collectif Manifeste Rien, « Les Rafles, d’un siècle à l’autre », une réflexion profonde et artistique sur l’histoire de la ville, ses choix politiques et leur impact durable sur ses habitants.

Le spectacle, d’une durée de 1h15, est présenté à l’Affranchi, 212 bd de St Marcel à Marseille le 16 mai à 19h, suivi d’un débat avec Jérémy Beschon (réservations : manifesterien@gmail.com/ tarif : 10€).

Créé par Virginie Aimone et Jérémy Beschon, ce spectacle historique plonge le spectateur au cœur des rafles de 1943, où 25 000 habitants des quartiers du Vieux Port et de l’Opéra furent brutalement déplacés par les Allemands et la police française, avant la destruction du berceau historique de la ville.

Mais « Les Rafles » ne s’arrête pas à la Seconde Guerre mondiale. Le spectacle tisse un lien entre ces événements tragiques et les rénovations contemporaines d’Euroméditerranée, explorant les conséquences à long terme des choix urbanistiques sur les populations populaires.

À travers le destin d’une famille juive algérienne installée à Marseille dans les années 1920, le spectacle met en lumière les décisions municipales, les discours hygiénistes et racistes du maire Flaissières, et les conceptions urbaines de l’architecte Gaston Castel, qui ont contribué à façonner le paysage marseillais.

Le parcours de la fille aînée de la famille, Imma, dont l’appartement est détruit à la fois par les nazis et, plus tard, par la rénovation d’Euroméditerranée, symbolise la continuité de cette marginalisation.

©Eric Brunel

Interview de Jérémy Beschon, metteur en scène

DVDM : Votre approche théâtrale allie recherche sociologique, Comedia dell’arte, travail sonore et lumineux, le tout sur un plateau dépouillé mettant en valeur le jeu de la comédienne. Comment articulez vous ces éléments si différents dans votre processus de création ?

JB : On part généralement d’abord du travail de plateau avec les comédiens, là en l’occurrence avec la comédienne, sur un plateau nu, sans l’habillage du son, sans l’interaction de la musique ou de la lumière qui chez nous est scénographique : la lumière délimite les espaces, l’émotion, l’esthétique visuelle des scènes. Une fois que la comédienne a réussi à créer un maximum d’univers de personnages à elle seule et qu’une grosse base dramaturgique basée sur les techniques du théâtre populaire d’hier et aujourd’hui sont en place, on travaille l’interaction de la lumière et du son pour accentuer les effets de dramaturgie. Et même s’il y a parfois un important travail technique, c’est au service du plateau et du travail de la comédienne. Comme Étienne Decroux, l’inventeur du mime moderne, ou Eugenio Barba, metteur en scène qui a travaillé sur les techniques du théâtre corporel, on pense que le théâtre c’est d’abord un théâtre d’acteurs. Les nouvelles technologies de la lumière ou du son mettent en valeur le jeu de la comédienne bien que dans ce spectacle Tom Spectrum a travaillé sur un son spatialisé, notamment sur La ville de Marseille, qui est un personnage à part entière.

DVDM :La recherche sociologique est un élément central de votre démarche artistique. Comment cette recherche influence-t-elle vos spectacles, et sur quelles sources vous appuyez vous, particulièrement pour vos créations marseillaises ?

JB : On avait fait l’Histoire universelle de Marseille d’après Alessi Dell’Umbria. On a aussi travaillé sur l’histoire de l’immigration à Marseille avec les Vêpres marseillaises, en l’occurrence le pogrom sur les Italiens au XIXe siècle avec les œuvres de Gérard Noiriel. Dans l’Histoire universelle de Marseille, cette destruction du quartier Saint-Jean, la rafle du 24 janvier 1943, a été très largement analysée. On avait déjà travaillé sur ce sujet là. Et Pascal Luongo, l’avocat qui a plaidé pour crime contre l’humanité pour la rafle du 24 janvier, était venu voir l’Histoire universelle de Marseille et s’était présenté à nous parce qu’il aimait notre travail. On a découvert alors cette histoire dans le détail. On y parle de Marseille coloniale aujourd’hui mais surtout de Marseille qui a été colonisée : cette colonisation de Marseille par le pouvoir central qui est très vieille. J’ai confronté ce point de vue à celui d’autres historiens. Pascal Luongo, même s’il n’était pas historien, en tant qu’avocat, connaissait extrêmement bien ce dossier des rafles de 1943. Et il a eu la gentillesse de relire le texte avec moi et de me donner des pièces à conviction du dossier, des témoignages d’architectes, des écrits des architectes de l’époque, des témoignages des habitants. On a pu travailler comme ça dans le détail parce qu’il avait une connaissance du dossier qui était énorme.

DVDM :Qu’est-ce qui vous a spécifiquement conduit à choisir les rafles de Marseille comme thème central de votre spectacle ?

JB : Ce qui m’a motivé, c’est qu’on était en 2023 lors de la commémoration des 80 ans de ces rafles et que c’était le moment de prendre la parole pour mettre à jour une vérité historique qui pour nous n’était pas assez connue. On entend souvent que Marseille a été bombardée mais c’est entièrement faux. Le quartier du Vieux-Port n’a pas été bombardé, il a été dynamité par les Allemands et si on fouille dans les archives, dans les dossiers, on s’aperçoit que ça a été fait sur le tracé de Eugène Beaudouin qui était l’architecte en chef du gouvernement de Vichy qui lui-même reprenait le plan de Gréber, architecte parisien venu à Marseille pour travailler sur l’urbanisme, qui reprend encore avant celui de Gaston Castel, directeur en chef de l’urbanisme de Marseille pendant des années. Là on s’aperçoit que dès les années 20, Flaissières, le maire de l’époque, et Castel travaillent sur un tracé du dynamitage des quartiers de la rive nord du Vieux-Port, à savoir des quartiers Saint-Jean et Saint-Laurent. On apprend qu’en fait c’est un projet municipal qui rencontre la puissance de destruction des nazis et des allemands. Mais les allemands n’ont fait que mettre le bâton de dynamite là où le tracé avait été fait par la municipalité de Marseille. Cette vérité-là ressort très peu et je voulais mettre à jour cette réalité absolument terrible du rôle politique de l’urbanisme.

DVDM :On retrouve dans vos spectacles, un fort engagement politique et une recherche de la vérité historique, notamment sur des sujets comme la colonisation et l’histoire de Sébastopol. Comment définiriez-vous cet engagement ?

JB : Je pourrais plutôt demander aux autres artistes pourquoi ils n’ont pas cet engagement là parce que pour moi ce n’est pas un but d’être engagé. Pourquoi monter sur un plateau qui est le lieu où on peut toucher les gens le plus directement possible, si on n’a pas une vérité brûlante immédiate et urgente à faire passer ? Il se trouve aussi que pour moi l’histoire est quelque chose qui est sans cesse prégnante dans notre présent. J’ai vu ma ville détruite par lesdites rénovations urbaines et j’avais vécu de manière très violente la rénovation de la rue de la République quand j’habitais au panier à l’époque. Je voyais des petites gens se faire expulser de leur appartement. Je voyais la mafia et la mairie de Gaudin qui travaillaient de manière officieuse. Des gros bras ont été engagés pour faire pression sur des petites gens, faire peur à des mamies avec des fonds de pension américains. Cette histoire-là de la rue de la République qui borde l’ancien quartier Saint-Jean, pour moi, ont un lien avec les Rafles. Je n’assimile pas les urbanistes d’Euromed aux nazis, loin de là, mais je montre comment cette histoire de rénovation urbaine et d’expropriation des classes populaires de Marseille n’est pas si récente que ça et trouve son origine dans le passé ; ce qui permet de comprendre pourquoi on en est là. Sur la rue de la République et Euromed, j’ai travaillé à partir de la thèse de ma sœur, Marie Beschon, docteure en anthropologie à l’EHESS, sur « Euroméditerranée ou la ville de papier ». Elle a travaillé à Euromed comme stagiaire et grâce à elle, j’ai eu accès aux échanges, pendant les réunions internes, des urbanistes et de leurs supérieurs et à ce qu’ils rapportaient de leurs supérieurs au niveau politique. On voit l’extrême violence du discours, on est très loin des simulacres de consultations avec les habitants, des urbanistes quand ils sont seulement avec leurs supérieurs. Et les supérieurs de l’époque, les grands directeurs, parlent de Marseille comme d’une ville d’Indiens. Ce ne sont pas des choses qu’on a inventées dans le spectacle. Après, il y a tout un travail de réécriture, de dialogue, de dynamique mais ce passage sur les Indiens était extrêmement intéressant et parlant pour comprendre pourquoi notre ville est ainsi défigurée.

DVDM :L’histoire suit la vie d’une famille juive algérienne arrivée à Marseille dans les années 20 ?

JB : On s’est basé sur un vrai témoignage de la famille Lachkar, parce que la petite-fille de la grand-mère était une amie de notre médiatrice Vanessa Pedrotti, et on a eu accès au témoignage de cette femme, de cette famille juive algérienne qui vient à Marseille au moment de la destruction du quartier dit de la Blanquerie, derrière la Bourse. Aujourd’hui, on a le centre commercial où il y a le musée de la ville de Marseille. Il faut savoir que ce quartier de la Blanquerie, appelé la petite Naples, était le quartier le plus peuplé de Marseille, où on trouvait des bâtisses du XVIIe siècle, extrêmement nobles, avec des petites rues tortueuses, des platanes, une ville méditerranéenne, une identité marseillaise extrêmement forte. Ce quartier était pour le maire Flaissières de l’époque infesté d’Italiens : il y avait un racisme extrêmement fort envers les Italiens. Et c’est ce maire qui travaille déjà avec Gaston Castel à détruire tout ce quartier-là. Ensuite, ils vont faire le plan de détruire le quartier Saint-Jean, avec ses 25 000 habitants. Mais le problème, c’est que comment expulser 25 000 habitants ? Ça coûte cher car il faut indemniser les propriétaires, les locataires qui vont perdre leur logement. Gaston Castel avait le projet fou de bâtir une ville nouvelle pour vider les quartiers de la punaise et de l’infamie. C’est comme ça que les élites marseillaises voyaient leurs propres électeurs ou leurs propres voisins. La destruction des quartiers de 1943 par les Allemands, ce dynamitage est exceptionnel, mais il n’apparaît pas au hasard des ravages de la Deuxième Guerre mondiale. Il vient de l’accointance de Flaissières avec Sabiani, lui-même en lien avec la mafia Spirito et Carbone, qui donnera plus tard la French Connection. C’est par là que ça a commencé. Et c’est ce réseau là qui met en place l’avènement du fascisme. J’ai trouvé intéressant de voir comment le mépris des classes populaires d’un maire qui est socialiste en se laissant bercer par les conceptions modernes de l’urbanisme, en s’appuyant sur la mafia pour avoir une protection, va préparer absolument le terrain au gouvernement de Vichy et à la destruction par les nazis de ce quartier. Il est intéressant de voir le mépris des élites marseillaises pour les Marseillais et les Marseillaises.

©Eric Brunel

DVDM :Vous traitez également de la rénovation urbaine d’Euromed dans le spectacle ?

JB : Oui, car on retrouve ce mépris des petites gens dans la rénovation d’Euromed. Les urbanistes et ex-directeurs se demandaient comment intégrer la population locale, les Marseillais, à cette nouvelle population. C’est-à-dire qu’ils souhaitent nouvelle population socio-économiquement plus forte, plus blanche, moins métissée. Et ils se posent la question d’intégrer la population locale. Ce ne sont pas des phrases qu’on a inventées. Quand on voit cette lignée historique, on comprend mieux aujourd’hui le ravage de Marseille qui ne touche pas que la ville. Par exemple, les rafles du Vel’ d’Hiv résonnent encore, mais c’est 13 000 personnes, celles de Marseille, en une nuit, celle du 24 janvier, c’est 25 000 personnes. Mais qui connaît la rafle du 24 janvier ? On voit que même dans l’histoire des discriminations, dans l’histoire des luttes contre le racisme, l’histoire de Paris est beaucoup plus connue, parce que c’est celle du pouvoir. Et ça permettait aussi d’aborder de manière évidente pour nous, l’antisémitisme comme la lutte de toutes et tous. Parce que ceux qui ont été raflés dans le quartier Saint-Jean, ce sont évidemment les Juifs mais également les Marseillais italiens, les Marseillais musulmans, les Marseillais sénégalais, les Marseillais asiatiques venus de l’Indochine. Et des Marseillais d’origine marseillaise ! C’était très important pour nous, même si c’était à travers une famille juive algérienne, de voir comment l’antisémitisme, encore une fois, est le lieu de toutes les discriminations, et pas seulement de la communauté juive.

DVDM :Pouvez-vous nous parler des personnages de l’histoire ?

JB : La comédienne incarne plus d’une vingtaine de personnages dans la pièce. Il y a aussi le personnage de la ville de Marseille, en son off spatialisé, une voix qui, comme au cinéma, vient vous prendre, un peu vous enserrer de tous les côtés et vous bercer. Dans la vingtaine de personnages qu’elle joue, il y a Imma, qui est le personnage principal, la fille, mais aussi le père et la mère, et on voit des scènes de famille, d’affrontements, parce que la fille, à ses vingt ans, se met à rencontrer Gilbert, le petit vendeur de journaux qu’on avait croisé au tout début de la pièce. Ils vont devenir amoureux et vont aller dans la cave de Madame Yvette pour se bécoter en secret. Il ne faut pas en parler au père, évidemment, la mère le cache. Il y a tout ce jeu-là, parce que la vie, malgré ces épisodes tragiques, était extrêmement présente. La musique aussi. Il faut savoir que la musique, que ce soit la chanson marseillaise, la musette, le jazz, était jouée dans toutes ces caves, alors que c’était interdit par l’armée, mais ça continuait. On voit que l’amour persiste, la musique continue à se faire. C’est cette force de vie qu’on a voulu montrer, que le fascisme, même dans ses moments les plus durs, ne peut pas annihiler cette force de vie qui va permettre notamment à Imma de revenir des camps de concentration de la mort de Pologne. Elle sera la seule de sa famille à revenir et elle va revenir rue de la République, parce que les gens vont vouloir revenir du quartier où ils ont été expulsés.

DVDM : Votre spectacle met l’accent sur la dimension vivante de l’histoire. Comment ?

JB : Oui, parce qu’on rejoue le présent qui s’est vécu en 1943, ou le présent qui se joue encore rue de la République. On est très loin du travail d’archive, c’est-à-dire que pour nous, le but c’est de rendre vivante cette archive là, donc il faut qu’il y ait des personnages. La musique a aussi un rôle très important : Frank Vrahidès a repris des thèmes de musique de l’époque, mais en le mélangeant à des violons, à des rythmes trip-hop, avec l’influence de la musique contemporaine. C’est cette force d’un théâtre qui reste un théâtre d’aujourd’hui, qui reste un théâtre le plus vivant possible, parce que c’est ce que nous sommes. On est à la fois la somme de notre héritage et de notre puissance de vie de pouvoir s’adapter à des choses qu’on pensait impensables, comme par exemple cette expulsion là, les gens n’y croyaient pas jusqu’au dernier moment. Par exemple, le père a été prévenu par la police française, un policier de Vichy qui lui dit « vous devez partir ce soir ». On voit ici les contradictions de l’être humain, c’est-à-dire un policier qui est sous Vichy va informer cet homme pour qu’il parte. Sauf que ce juif algérien était tellement sûr, était tellement amoureux de cette république française, que pour lui c’était impensable qu’on puisse le rafler, alors qu’on lui annonce. Mais il va quand même rester parce que non, pour lui c’est impensable. Et évidemment ça arrive.

Propos recueillis par Diane Vandermolina

Equipe artistique

Texte : Jérémy Beschon avec la collaboration de Virginie Aimone

Une mise en scène de Jérémy Beschon

Comédienne : Virginie Aimone

Création lumière : Cyrille Laurent

Musique : Franck Vrahidès et Tom Spectrum

Design sonore et régie son : Tom Spectrum

Ateliers de médiation et documentation : Vanessa Pedrotti

Avec la collaboration de Pascal Luongo, avocat au barreau de Marseille et du collectif St Jean 24 janvier 1943

Crédit photo de une : Eric Brunel 

Rmt News Int • 15 mai 2025


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