
La Cerisaie : Une exploration contemporaine de l’héritage au Théâtre des Calanques
Après un mois de répétitions ouvertes au public, le Théâtre des Calanques dévoile sa nouvelle création : La Cerisaie d’Anton Tchekhov, une adaptation audacieuse qui résonne avec les défis contemporains. Du 20 au 29 mars, Serge Noyelle signe une mise en scène visionnaire de ce classique du répertoire, deuxième volet d’une trilogie sur l’héritage après Le Tartuffe en 2024 et avant Le Roi Lear en 2026.
Écrite en 1903, à l’aube de la révolution russe, La Cerisaie est une fresque sociale poignante qui explore les bouleversements d’une famille aristocratique confrontée à la disparition de son monde. Tchekhov, avec son style unique mêlant humour noir, mélancolie et une profonde humanité, dépeint une société en mutation où l’ancien monde, incarné par une famille aristocratique ruinée, se heurte à l’arrivée d’un nouvel ordre économique, symbolisé par un moujik devenu entrepreneur. La pièce met ainsi en lumière les conflits entre tradition et modernité, héritage et progrès, à travers des personnages hauts en couleur et attachants, chacun confronté à ses propres contradictions et faiblesses. Le théâtre des Calanques revisite ici ce classique du répertoire avec une sensibilité moderne et met en lumière la force et la pertinence de l’écriture de Tchekhov au regard de notre actualité.
Serge Noyelle à la barre d’une pièce visionnaire
Serge Noyelle, metteur en scène et scénographe, aborde La Cerisaie comme une réflexion sur l’héritage, non seulement familial et matériel, mais aussi spirituel et collectif. Sa mise en scène développe les thèmes de la perte et de la fragilité de l’identité face aux changements sociaux. L’utilisation de la scénographie, décrite comme un espace qui se vide progressivement, souligne ce caractère transitoire de la société représentée. « C’est une belle pièce du répertoire qui résonne aujourd’hui par rapport aux enjeux actuels de notre société. On est dans un héritage social, politique, économique en pleine mutation, en pleine crise, en plein chaos, dans une espèce de leçon de vide, de nostalgie d’un monde qui ne reviendra plus jamais, et d’un autre dont on ne sait pas encore dessiner le contour. Ce qui est intéressant ici c’est qu’avant la révolution russe, avant la grande économie de marché du tourisme, Tchekhov avait déjà tout prévu. Il avait déjà envisagé cette transformation de la société avec ce personnage du jeune moujik qui propose de racheter la Cerisaie et abattre les cerisiers pour y implanter un village vacances, rempli de datchas, ces petites, grandes ou très grandes maisons à la campagne où les russes ont le plaisir d’aller. C’est le club med avant le club med. » D’où une scénographie pensée comme un souvenir d’enfance. « Ces vieilles villégiatures, ces vieux hôtels, où quand ils fermaient, les meubles étaient couverts de draps blancs comme des linceuls pour ne pas qu’ils prennent la poussière. Ce sont ces meubles qui vont bientôt déménager pour laisser un autre espace, une autre vie, l’ancien monde qui laisse place au nouveau monde. »
Une variation infinie entre tragique et comique
« On passe du drame à l’ironie, à la cruauté et même à un sens comique. Il y a des scènes tout à fait lyriques, avec cette Charlotta magicienne qui fait des apparitions inattendues avec un chien, un fusil, un jeu de cartes, avec ce vieux Firs qui a cette parole incroyable à la fin : « ils m’ont oublié ». On avance de millimètre en millimètre pour installer ensemble des pièces de puzzle et trouver l’équilibre avec des poids, contre poids et autres contre poids. C’est vraiment un délice de tous les jours, comme une photographie qui viendrait à se révéler, de dévoiler l’amplitude de ce texte et de ses variations un peu à la Bach, à l’infini. Ce sont des syncopes contre syncopes, sens contre sens, variations entre humour et tragédie » avant de rajouter: « Tchékhov n’est pas du tout naturaliste. Il est plus proche pour moi de Shakespeare. Et même sur certaines séquences, c’est presque brechtien, sans trop exagérer, il faut faire attention aux comparaisons, mais c’est vraiment une écriture qui a une connaissance du plateau artistique, de l’oralité des acteurs, ce qui est rare. »
Un travail d’orfèvre
« Pour les lumières, c’est un compagnonnage avec Richard Psourseff. On travaille tous les deux à la création des lumières, on essaie qu’elles soient à la fois oniriques, en même temps très concrètes. Comme dans le texte, elle suit des variations, qui doivent être imperceptibles par moments, et en même temps, très tranchées, en l’occurrence pour les entrées de Charlotta, la magicienne, qui transforme le monde, qui donne des parenthèses un peu étranges, hors temps, hors contexte, hors tout : c’est un travail qui se fait dès le premier jour jusqu’au dernier instant. C’est un travail de création minutieux, très en dialogue avec le plateau artistique. Le fond musical quant à lui va arriver en tout dernier, quand tous les comédiens seront en place, et il sera quasiment imperceptible. On pourra légèrement entendre le bruit des chiens au loin, peut-être quelques cris d’oiseaux et quelques bruits sourds des arbres. C’est de la microchirurgie » détaille-t-il.
De la transmission à l’esprit de troupe
« L’équipe artistique est une équipe panachée de jeunes acteurs professionnels et de plus anciens. Pour certains, ils étaient à l’école du Cerisier, quand on avait l’école ici, d’autres du groupe 444. Pour moi, c’est important qu’il y ait une transmission et un devenir dans un théâtre. Certains directeurs disent « Après moi, table rase ! ». Moi, je dis « Appelez moi ! » Il y a une continuité et il y aura de nouvelles aventures. C’est important que ces liens se fassent tous les jours. Même si ils ne sont pas sur le plateau, tous les comédiens sont là tous les jours. C’est un processus de création qu’il faut assumer et vivre. Je pense qu’il faut savoir partager, échanger, vivre ensemble. On revendique la notion de troupe. C’est essentiel pour nous. D’ailleurs, on ne pourrait pas travailler comme on travaille parce que c’est un travail très collectif. Il n’y a pas de petit rôle. Il n’y a pas de grand rôle » précise-t-il.
Les acteurs, au cœur du texte
Marion Coutris, comédienne et dramaturge, incarne Lioubov. « J’aborde mon personnage comme tous les personnages de Tchekhov, dans une espèce de discorde constante avec lui-même. C’est-à-dire qu’on est dans une écriture à fragments. Les personnages relient entre eux ces fragments pour en faire une figure, mais on est dans un parcours qui passe sans arrêt du rire aux larmes, de la naïveté à la cruauté, de la tendresse au cynisme. Et ça, c’est le texte qui l’impose. Pour moi, ça a été un travail d’en être le réceptacle et de ne pas freiner ces mouvements antagonistes qui font partie du personnage. Comme c’est une pièce chorale, chaque personnage est complètement relié aux autres et a une incidence sur tous les autres quasiment à tout moment de la pièce. Ça se joue vraiment avec tous les acteurs du plateau, presque sans arrêt. C’est en ça que l’écriture de Tchekhov est tellement belle, c’est une écriture qui est faite pour les acteurs, pour le metteur en scène, pour le théâtre. C’est presque difficile à lire en dehors du plateau et pour moi, le travail c’était de ne pas y aller avec des préconçus sur le personnage, je me laisse aspirer et envahir par ce texte et ses injonctions parfois contradictoires. J’ai travaillé sur la dramaturgie du texte au préalable : ce sont deux temps séparés. On a travaillé sur le sens ou l’essence de ce texte et de cette mise en scène. Mais une fois qu’on est au plateau, on est vraiment dans l’instant : les personnages, ce sont des parcours incroyables qu’on traverse. Tout est interdépendant de l’espace du plateau et des autres acteurs que c’est très difficile de travailler tout seul. C’est vraiment un travail de troupe. D’ailleurs, à l’origine, il l’a écrit pour une troupe de théâtre. Et ça prend tout son sens dans ce genre de mise en scène » abonde-t-elle.
Coulisses d’une création
Pour la première fois, le Théâtre des Calanques a ouvert ses répétitions au public, offrant un aperçu unique du processus créatif. «C’est incroyable parce qu’on déjeune avec les spectateurs qui sont là le matin et d’après leur retour, ils n’imaginent absolument pas la méticulosité avec laquelle chaque instant doit être fait, refait et refait. C’est quelque chose qu’on ne peut pas imaginer quand on voit le spectacle abouti. Et je pense que c’est assez excitant pour le spectateur parce qu’il y a cette petite maïeutique qui est fragile d’ailleurs. C’est un moment assez rare, assez particulier qui n’a rien à voir avec une répétition de fin de résidence ou une représentation publique qu’on donne de A jusqu’à Z. Là, c’est un travail d’artisan. Pour nous, c’est notre quotidien mais on se rend compte que c’est difficilement imaginable quand on n’y a pas assisté et les retours sont vraiment très très chouettes. Il y a une grande adhésion, les gens veulent revenir. Je pense que ce sont les meilleurs ambassadeurs du théâtre en train de se faire » poursuit-elle.
Une création accessible à tous
Le Théâtre des Calanques propose une politique tarifaire originale, rendant La Cerisaie accessible à partir d’un euro. « C’est un choix qu’on a fait il y a un petit peu plus d’un an, sous-tendu par le fait qu’on voulait que les étudiants, les chômeurs, les gens en difficulté puissent venir pour 1 euro. C’était important pour nous et bizarrement on s’aperçoit que cela permet de prendre conscience du fait que toute chose a un coût : quel est le coût de l’art qui fait parti du service public, de la culture subventionnée ? C’est le prix que chacun peut consentir à mettre et les gens jouent le jeu. On s’aperçoit que le prix moyen du billet est plus important que la billetterie moyenne avec un prix fixe. Il y a assez peu de billets à très bas prix en réalité même si des gens nous ont dit que s’il n’y avait pas eu cette politique là ils n’auraient pas pu venir voir le spectacle : c’est le plus important » rappelle la co-directrice du théâtre.
Plus qu’une simple représentation, La Cerisaie au Théâtre des Calanques se présente comme une expérience immersive et une réflexion sur notre époque, mise en scène avec sensibilité et audace.
Propos recueillis par Diane Vandermolina
Photos: Cordula Treml
Photo de une: Gilles Layet
Informations pratiques :
La Cerisaie d’Anton Tchekhov, production du Théâtre des Calanques
Du 20 au 29 mars 2025 (du jeudi au samedi/20h30)
Théâtre des Calanques, 35 traverse de Carthage, 13008 Marseille
www.theatredescalanques.com ou 04 91 75 64 59.
Traduction: André Markowicz & Françoise Morvan
Mise en scène: Serge Noyelle
Dramaturgie: Marion Coutris
Distribution:
Gaev: Nino Djerbir
Lopakhine: Guilhem Saly
Lioubov: Marion Coutris
Epikhodov: Antonin Totot
Varia: Camille Noyelle
Ania: Louison Bergman
Pichtchik: Jean Boissery
Trofimov: Lucas Bonetti
Charlotta: Clara Koskas
Douniacha: Aurélie Imbert
Firs: Pascal Delalée
Iacha: Thibaut Kuttler
Équipe technique:
Assistante scénographe: Alice Thelot
Régie générale: Riccardo Bandi
Création lumières: Richard Psourseff, Serge Noyelle
Production: Laurent Katz
Administration: Hugo Quesnel
Relations avec le public: Tiphaine Colombain
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