
Alexandra Marcellier : Butterfly, une interprétation entre jeunesse et maturité
Madama Butterfly, chef-d’œuvre en 3 actes de Giacomo Puccini, sur un livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, poursuit sa série de représentations jusqu’au 24 avril (19 et 21 novembre à 20h/ le 24 à 14h30) sur la scène de l’Opéra de Marseille, s’inscrivant magnifiquement dans la célébration du centenaire du maître du vérisme.
Rencontre avec Alexandra Marcellier
La soprano Alexandra Marcellier, lauréate d’une Victoire de la Musique en 2023 dans la catégorie “révélations, artiste lyrique”, retrouve avec enthousiasme l’Opéra de Marseille : « Je suis ravie de revenir à l’Opéra de Marseille, et je pense que si cela s’était mal passé, je n’aurais pas ressenti cette excitation de revenir, surtout dans une mise en scène que j’ai déjà joué, entourée de personnes que j’apprécie et d’un casting exceptionnel. » Elle souligne la particularité de cette production avec une distribution entièrement française : « Il est rare de se retrouver sur un plateau 100% français. L’avantage, c’est que nous nous connaissons tous plus ou moins. Nous avons souvent croisé nos chemins lors d’événements ou de concerts, même si nous n’avons pas forcément chanté ensemble. Cela crée un lien familial. »
Une approche musicale enrichie par le violon
Sa formation de violoniste influence profondément sa démarche artistique : « Avoir une formation musicale est un atout. Le violon m’a permis d’acquérir cette rigueur, que j’applique maintenant à ma voix, qui est mon instrument principal. » Cette double compétence nourrit sa méthode de travail : « Je m’appuie toujours sur le violon dans ma pratique. Lorsque je déchiffre un morceau ou un opéra, je commence par les coups d’archet, car cela m’aide à définir le geste musical que je vais utiliser. »
Habituée de la musique italienne, elle détaille son processus d’apprentissage : « Il y a deux aspects à travailler : d’une part, la phrase musicale elle-même, et d’autre part, le travail théâtral lié au texte. Je m’efforce de travailler le texte comme un comédien avant de rassembler le tout. Les musiques de Puccini, notamment dans Madama Butterfly, sont très proches de la manière dont on peut exprimer théâtralement les émotions et les sentiments. »
Un début de carrière étonnant
Elle a fait ses débuts sur scène dans Butterfly « Madama Butterfly est l’un des rares opéras qui me bouleverse à ce point. Jamais je n’aurais imaginé débuter ma carrière avec un rôle d’une telle envergure. Je me souviens, au conservatoire, j’avais un recueil d’airs d’opéra que mon meilleur ami m’avait offert. Sur la partition de Butterfly, il avait inscrit ‘à jouer dans une autre vie’. Des années plus tard, quand on m’a proposé le rôle, j’ai retrouvé ce vieux recueil. En l’ouvrant et en découvrant cette annotation, j’ai été saisie par l’ironie du destin. J’avais seulement 27 ans quand on m’a proposé le rôle, et je l’ai interprété à 29 ans – un âge particulièrement jeune pour un rôle aussi exigeant. »
« Mais cette jeunesse s’est révélée être un atout. N’étant que légèrement plus âgée que Cio-Cio-San, je peux naturellement me connecter à ses émotions, à sa façon de réagir et de ressentir les choses. Une interprète de 45 ans, aussi talentueuse soit-elle, aura nécessairement une sensibilité différente. Ce ne sera pas moins bien, simplement différent. Je sais que je chanterai probablement encore ce rôle à 50 ans, mais avec une autre approche. Cette expérience précoce me permettra toujours de puiser dans ces souvenirs, de me rappeler comment je l’interprétais quand j’étais plus proche de l’âge du personnage » détaille-t-elle.
Une Butterfly complexe et nuancée
Sa vision du personnage de Cio-Cio San révèle une grande lucidité : « Elle a 15 ans, mais elle n’est pas aussi naïve qu’on pourrait imaginer. Elle est fragile et sincère mais elle sait aussi jouer de sa jeunesse. En tant que geisha, elle a déjà dû apprendre l’art de la survie dans un monde difficile. À son âge, elle possède une maturité immense. L’arrivée de Pinkerton représente pour elle à la fois une échappatoire et un nouveau défi : celui de s’adapter à une culture totalement différente. »
Le défi de l’entracte et l’évolution du personnage
L’artiste souligne l’importance capitale de l’entracte : « Il est rare qu’à l’opéra il se passe autant de temps entre deux actes. Ici, trois années s’écoulent. Il faut donc que je sois consciente de ces trois années pendant l’entracte. Mon jeu évolue également ; je n’utiliserai plus les mêmes techniques vocales. » Elle évoque la transformation psychologique du personnage : « L’attente est quelque chose de difficile à gérer. Elle la consume de l’intérieur, provoquant des changements profonds dans son comportement, ses gestes, sa façon d’être. On peut observer ces transformations à travers ses tics nerveux, ses comportements compulsifs, ses accès de colère, signes d’une tension intérieure grandissante. »
Le dénouement tragique : une nouvelle lecture
Alexandra Marcellier propose une interprétation personnelle du suicide final : « Dans ma vision des choses, j’imagine que son suicide est une façon de punir Pinkerton. Elle dit à Kate qu’elle lui remettra l’enfant dans 30 minutes au sommet de la colline, mais c’est lui qui doit venir le chercher. Elle planifie cela en quelques secondes. Ce n’est pas un rituel d’honneur comme le harakiri japonais ; elle ne se situe pas dans cette logique-là. Elle a mis de côté ces notions d’honneur car elle a complètement embrassé la foi de Pinkerton. »
Une interprétation vivante et évolutive
La chanteuse insiste sur la richesse du rôle : « Je pense qu’on pourrait jouer ce rôle des milliers de fois et toujours découvrir de nouvelles nuances. Selon le jour et l’heure, on peut avoir envie de l’interpréter différemment. » Elle souligne l’importance des interactions sur scène : « Les regards autour d’elle sont comme des miroirs qui reflètent sa situation. L’intensité du regard de mes partenaires sur scène influence profondément ma performance. C’est particulièrement vrai avec les enfants qui participent au spectacle – leur regard innocent peut être dévastateur pour Butterfly, lui rappelant sa propre innocence perdue et le poids de ses choix. »
L’universalité de l’œuvre
Elle conclut sur la puissance universelle de l’œuvre de Puccini : « J’entends souvent des personnes dire que l’opéra n’est pas fait pour eux, mais cela dépend vraiment de la façon dont on y est introduit. Lors de ma première représentation à Saint-Étienne avec cette mise en scène, j’ai reçu pendant plusieurs jours des messages de personnes qui disaient qu’elles n’arrivaient pas à s’en remettre. Ainsi, des gens qui n’avaient aucune connaissance de l’opéra en sont tombés amoureux. Je pense que c’est un opéra qu’on devrait découvrir en premier, même avant Carmen. »
Une relation privilégiée avec l’Opéra de Marseille
L’artiste voue une affection particulière à l’Opéra de Marseille : « C’est un lieu assez grand, avec une belle scène et une bonne capacité d’accueil. Ce que j’apprécie particulièrement, c’est la proximité avec le public, qui crée une ambiance intimiste. L’acoustique est fabuleuse, ce qui est essentiel pour moi dans un théâtre. » Elle souligne l’atmosphère unique du lieu : « Les sièges rouges ajoutent une touche spéciale. Il y a une belle énergie qui se dégage de cet endroit. »
Elle apprécie particulièrement Maurice Xiberras : « Maurice est un directeur exceptionnel. Il nous fait confiance et sa passion est contagieuse. » Une anecdote personnelle illustre cette ambiance familiale : « Il adore les chiens ; j’étais venue avec mon chien Samson, et maintenant j’ai aussi Brioche, sa sœur. »
Une vie partagée avec ses fidèles compagnons
Au-delà de sa carrière artistique, Alexandra partage sa vie avec deux adorables spitz : Samson et Brioche. Le choix du nom de Samson révèle son attachement à l’art lyrique : « C’était l’année des ‘S’ et j’adore Samson et Dalida. » Elle souligne les qualités remarquables de cette race : « Les spitz comme Samson ont une excellente immunité grâce à leur fourrure, qui agit comme une barrière. Leur pelage hypoallergénique leur permet de s’adapter aux variations de température, c’est vraiment impressionnant. »
Brioche, la petite dernière de la famille, doit son nom à sa douceur caractéristique : « C’est sa véritable petite sœur, la dernière portée de leurs parents, et elle a deux ans de moins que Samson. Elle est tellement adorable, moelleuse et douce comme une brioche. Quand on la voit, on a envie de la croquer ! » Ces compagnons à quatre pattes l’accompagnent dans sa vie d’artiste, apportant tendresse et légèreté à son quotidien intense.
Des racines catalanes à la scène internationale
Originaire de Catalogne, Alexandra vit désormais à Cap d’Ail, près de Monaco. Elle garde un lien fort avec ses racines : « Je parle catalan. Ma grand-mère est catalane et j’ai fréquenté une école catalane. » Sur scène, elle retrouve ces liens culturels : « Je parle un peu catalan avec Goro, Philippe Do, car il vient de la même région et est également né à Perpignan. Du coup, on se fait souvent des blagues en catalan, ce qui me fait du bien et me ramène à mes racines, à mon pays, la Catalogne. »
Une carrière marquée par des défis relevés
Sa carrière a été jalonnée de remplacements mémorables : « J’ai dû remplacer au pied levé pour ‘Butterfly’ à Monaco et récemment à l’Opéra de Paris (où elle a été ovationnée, ndlr). J’ai aussi remplacé Vitellia dans ‘La Clémence de Titus’ de Mozart, en tournée avec Cecilia Bartoli. J’avais seulement quelques jours pour préparer le rôle avant la tournée européenne. » Cette expérience s’est révélée particulièrement enrichissante : « C’était un grand défi, surtout avec Cecilia à mes côtés. Mais le défi a été relevé et nous avons même joué à Salzbourg sous la direction de Robert Carsen. Cela a été un grand succès. »
Une vocation depuis l’enfance
Pour Alexandra, la musique est une vocation profonde : « J’ai toujours voulu être musicienne. Depuis que je suis petite, avec mon violon, je savais déjà ce que je voulais faire. À l’âge de 6 ans, je savais répondre à cette question. » Elle évoque son parcours personnel : « Je suis née chanteuse, en fait. J’ai toujours chanté. Je faisais du violon et j’étais une enfant très timide. Le chant était donc un peu compliqué pour moi, mais c’était mon rêve : pouvoir m’exprimer en public, même devant trois ou quatre personnes. »
Cette timidité s’est transformée en force : « Avant, je n’arrivais même pas à faire une blague devant qui que ce soit, et maintenant, on ne peut plus m’arrêter. »
Des aspirations théâtrales
Au-delà de l’opéra, Alexandra nourrit d’autres ambitions artistiques : « Le théâtre est vraiment quelque chose qui m’intéresse. Je me sers de mes expériences sur scène, mais j’aimerais vraiment me lancer dans le théâtre en parallèle dans un avenir proche. » Elle manifeste un intérêt particulier pour la comédie : « J’aime beaucoup la comédie et j’apprécie faire rire les gens. À l’opéra, je fais souvent pleurer, donc au théâtre, j’aimerais vraiment avoir l’occasion de faire rire. »
Son regard sur le métier d’artiste lyrique
Elle porte un regard lucide sur sa profession : « Il y a beaucoup de travail, même si c’est un don. Pour moi, c’est un métier comme un autre, je ne vois pas de différence. Cependant, nous apportons tellement d’émotions sur scène que parfois, les gens se laissent transporter et ont besoin d’idéaliser un chanteur. » Elle apprécie particulièrement l’évolution du milieu : « Je pense qu’il y a de plus en plus d’artistes de qualité sur le plan humain dans le domaine lyrique. »
La ville de Marseille, un cadre inspirant
Son rapport à Marseille reflète son dynamisme : « C’est une ville très dynamique. Il faut être prêt à suivre le rythme. Quand on vient ici pour travailler, on a souvent besoin de moments de repos et de calme, donc il est important de bien choisir son endroit pour se détendre. Mais il y a le soleil ! C’est une ville du sud, où tout gravite, où ça bouge, c’est vivant » conclut l’amatrice de pasta italienne.
Propos recueillis par Diane Vandermolina
On a vu Butterfly
Nous retrouvons avec un plaisir non dissimulé Alexandra Marcellier, dont l’inoubliable Micaëla aux côtés d’Héloïse Mas dans l’opéra de Bizet « Carmen » présenté en février 2023 avait déjà révélé un talent rare. Elle nous avait alors conquis avec son interprétation audacieuse, déconstruisant brillamment les clichés d’un personnage trop souvent caricaturé.
Dans le rôle de Cio-Cio-San, Alexandra Marcellier dévoile avec virtuosité les multiples facettes d’un personnage d’une complexité vertigineuse : une adolescente de 15 ans contrainte à la condition de Geisha par la ruine familiale, puis séduite par un officier américain en quête d’exotisme facile. Dès son entrée au premier acte, sous une apparente timidité, elle laisse transparaître une maturité précoce, particulièrement saisissante lors de la scène du reniement familial où, convertie au christianisme par amour, elle sublime le duo avec Pinkerton d’une touchante ambiguïté entre candeur et lucidité.
Alexandra incarne son personnage avec une intensité rare, naviguant avec maestria entre les émotions les plus contrastées. Au 2ème acte, elle atteint des sommets dramatiques lorsque, consumée par l’attente de son époux volage, elle oscille entre espoir déchirant et folie naissante, adressant à Suzuki des reproches d’une ironie glaçante. Son « Un bel di vedremo » captive par sa construction magistrale, ses nuances subtiles et ses ruptures saisissantes.
L’intensité dramatique de son interprétation culmine dans l’Acte 3, où chaque geste, chaque note devient poignant. La scène des adieux à son enfant, déchirante de tendresse désespérée, précède une tentative de suicide d’une justesse bouleversante, interrompue par l’irruption de son fils. Le suicide final, où elle se traîne vers Pinkerton dans un dernier élan d’amour, atteint une dimension tragique rare, conjuguant perfection vocale et vérité dramatique absolue. Alexandra Marcellier incarne Butterfly jusqu’au plus profond de son être, nous offrant une interprétation qui restera dans les mémoires.
La distribution qui l’entoure atteint un niveau d’homogénéité remarquable. Eugénie Joneau compose une Suzuki d’exception, alliant une voix sublime à une gestuelle japonaise minutieusement travaillée. Philippe DO offre un Goro magistral, incarnant la duplicité avec un talent consommé. Amandine Ammirati dessine une Kate Pinkerton complexe, où la compassion le dispute à la détermination, face à un Thomas Berringer dont la relative pâleur sert paradoxalement le caractère superficiel de Pinkerton. Marc Scoffoni campe un Sharpless fascinant, dont la posture rigide souligne admirablement les compromissions morales. Le chœur de femmes, partie prenante du drame, atteint une cohésion parfaite sous la direction inspirée de Paolo Arrivabeni, qui révèle chaque subtilité de la partition avec une précision d’orfèvre, faisant notamment resplendir les interventions de la harpe dans toute leur délicatesse.
La production n’est pas sans failles : malgré une scénographie évocatrice, jouant habilement des paravents mobiles côté jardin et d’un imposant escalier-colline en bois en fond de scène, certains choix de mise en scène manquent de finesse. Les costumes, particulièrement ceux de Butterfly, ne servent pas toujours la dramaturgie avec bonheur. Si la mise en scène reste globalement cohérente, elle pèche parfois par un excès de didactisme, et la direction d’acteurs, bien qu’efficace, laisse entrevoir quelques imprécisions qui auraient mérité plus d’attention. DVDM
Crédit photos: Christian Dresse
Madama Butterfly de Giacomo Puccini
Livret de Luigi ILLICA et Giuseppe GIACOSA
Création à Milan, à La Scala, le 17 février 1904
Dernière représentation à l’Opéra de Marseille, le 23 mars 2016
PRODUCTION Opéra national de Lorraine
Direction musicale Paolo ARRIVABENI
Mise en scène Emmanuelle BASTET
Scénographie Tim NORTHAM
Costumes Véronique SEYMAT
Lumières Bernd PURKRABEK
Cio-Cio San Alexandra MARCELLIER
Suzuki Eugénie JONEAU
Kate Pinkerton Amandine AMMIRATI
La Mère de Cio-Cio San Christine TUMBARELLO
Zia Miriam ROSADO
Cugina Francesca CAVAGNA
Pinkerton Thomas BETTINGER
Sharpless Marc SCOFFONI
Goro Philippe DO
Le Bonze Jean-Marie DELPAS
Le PrinceYamadori Marc LARCHER
Le Commissaire impérial Frédéric CORNILLE
Yakusidé Norbert DOL
L’Officier du registre Pascal CANITROT
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
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