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Don Quichotte : l’extraordinaire derrière l’ordinaire

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Avignon off c’est aussi de formidables spectacles au service de grands textes. Cervantès et son grand enfant de 50 ans Don Quichotte de la Mancha sont mis en scène par la talentueuse Isabelle Starkier dans un spectacle d’une heure porté par l’incroyable prestation d’Eva Castro. Un texte principalement axé sur trois grands axes : l’apprentissage de l’échec, l’humiliation et la sagesse des fous, où se côtoient grand nombre de personnages, tous interprétés par la comédienne dans une mise en scène où l’on croise marionnettes, ombres chinoises, et duchesse en carton. A voir.

Cervantès

Son histoire, déjà, est extraordinaire. Quand Cervantès écrit son œuvre maitresse, il est déjà proche de la mort, mais signe un roman en deux volumes plein de vie, plein de rêves, plein d’aventures. Sa vie aussi fût une aventure. Son père, médecin raté, passera sa vie à fuir les créanciers faisant de l’enfance de Miguel Cervantès une période difficile où voyages et détresse auront eu toute leur signification. Amoureux du théâtre et gourmand de culture, sa passion pour la lecture le cultivera. Pour gagner sa vie il se fera soldat à 24 ans, perdra une main dans la bataille de Sepante, sera capturé et vendu comme esclave où il sera retenu en captivité pendant 5 ans. Ces péripéties dignes d’un roman d’aventure forgeront l’homme qui consacrera une partie de ses œuvres à la notion d’individu. Il s’essayera à plusieurs genres littéraires : la pastorale avec Galathée, poésie lyrique et poésie burlesque avec son célèbre Voyage au Parnasse. Au théâtre il écrira des pièces où il empruntera l’horreur et la violence que l’on retrouve chez le dramaturge Sénèque (dont il s’inspira beaucoup). Ses nouvelles analysent la psychologie et les sentiments consacrant une fois de plus l’individu dans tout ce qu’il a de complexe. Si l’ « homme » a une place de premier choix dans les œuvres de Cervantès, l’Espagne quant à elle, constitue souvent le cadre de ses écrits. Comme dans Nouvelles exemplaires (1913) et bien évidemment dans Don Quichotte de la Mancha (1905-1915). Avec ce dernier roman Cervantès ne met pas seulement fin au réalisme en tant que style littéraire, mais il crée un nouveau genre : le roman polyphonique (où les différents points de vue confondent réalité et fiction) : roman étonnamment moderne qui résonne aujourd’hui encore dans nos sociétés.

L’histoire

Don Quichotte, éternel enfant de 50 ans, fait de son lit/livre le théâtre de ses aventures extraordinaires. Cet homme à l’imagination débordante vit de folles escapades par le seul biais de son imagination. Chevalier, fervent défenseur des opprimés, épris de justice et grand utopique, il erre dans son Espagne natale avec son fidèle écuyer pour faire régner la justice et défendre les faibles. Pour lui les moulins sont d’horribles géants, les paysannes des princesses, et les moutons sont pour lui une formidable armée en marche. Dans son monde où tout n’est que chimère et illusions, il s’en défend corps et âmes en faisant de sa fiction sa réalité. Son écuyer, Sancho, qui ne voit pas les géants ni même l’armée en marche, se doit d’écouter son maître qui lui soutient « qu’il y a sans cesse autour de nous une troupe d’enchanteurs qui changent et transforment les choses à leur guise ». Sancho et Quichotte se manipulent, Quichotte promet une île à Sancho qu’il finira par obtenir grâce à la duchesse qui le nommera roi de l’île du baratin. Mais dans cette histoire l’on retient la formidable modernité des propos et la constante remise en question de la réalité qui permet, grâce aux points de vues sans cesse alternés, une formidable percée de l’extraordinaire face à l’ordinaire.

Mise en scène et décor

Isabelle Starkier a fait le choix d’une mise en scène aussi efficace qu’esthétique. Grâce au talent d’Anne Bothuon (pantin, costume et décor), de Jean-Pierre Benzekri (dessins et peintures), et de Bertrand Llorca (lumière) la mise en scène sonne juste. Pour le décor, un grand drap blanc parsemé d’écritures représente le lit/livre de Quichotte dans lequel il puisera toutes ses formidables aventures. Un écran blanc où sont projetés des images, des dessins, des peintures et des phrases, nous fait nous évader dans ce qui pourrait être un film où les scènes se déroulent devant nos yeux comme dans la vie. La musique nous emmène en Espagne par ses sonorités mais aussi grâce, bien sûr, à l’accent d’Eva Castro. Pas de doute le décor est pertinent et enchanteur. On imagine sans difficultés les paysages et les campagnes qu’a traversées Quichotte, tout comme on l’imagine vivant les plus extraordinaires aventures sans quitter son lit, comme un enfant qui se raconte une histoire en jouant avec tout ce qui lui tombe sous la main. Les marionnettes, masques et autres accessoires utilisés pour rendre les personnages bien vivants sont absolument remarquables. Sancho en marionnette au bras de Quichotte, Quichotte à son tour au bras de Sancho, les paysannes sur leur beaux chevaux, la duchesse en carton, tous les personnages se croisent et se décroisent devant nous superbement interprétés par la comédienne à l’incontestable talent.

Quant à la mise en scène, le parti pris d’Isabelle Starkier est une lecture du texte selon trois axes principaux. Pour représenter et interpréter au mieux le texte de Cervantès, Isabelle Starkier voulait une actrice qui jouerait tous les personnages. Et pour rendre un spectacle vrai et proche du texte il a fallu faire des choix, se concentrer sur des thématiques précises et représentatives de ce Don Quichotte. Parce que Quichotte est un homme-enfant qui à travers sa vision de la réalité, aide les enfants à « décoder le monde, à décrypter les signes et à savoir regarder derrière le miroir comme Alice » mais aussi à « réinventer les signes cachés, le non-dit, le jeu des mots, les métaphores – tout ce qui appartient au pouvoir du Livre et de son interprétation ». Pour rendre tout ça dans son spectacle, la metteure en scène a donc développé trois axes importants à ses yeux. L’apprentissage de l’échec, que Quichotte fait au travers ses premières aventures mais surtout l’apprentissage de son libre arbitre, la force de se relever et de s’accrocher à ses rêves lorsqu’ils sont beaux, lorsqu’ils sont vrais malgré le jugement d’autrui. L’humiliation est incarnée par le personnage de la Duchesse, et sa cruauté envers Sancho l’obligeant à se donner des coups de fouet pour obtenir son île, renvoient à ce sentiment horrible que l’on ressent dès l’enfance à cause des autres qui, parfois, détruisent toute estime de soi. Finalement, la sagesse des fous est incarnée par le personnage de Sancho qui, une fois roi de l’île du Baratin, se rendra sa liberté en renonçant à son île parce que « le pouvoir détruit ceux qu’il touche ». Aujourd’hui encore cette approche du pouvoir reste d’actualité renvoyant à une incroyable modernité des pensées chez Cervantès, déjà à son époque.

La comédienne

Eva Castro n’en n’est pas à son premier coup d’essai. Artiste confirmée elle a d’ores et déjà joué dans plusieurs spectacles comme dans La ville parjure d’Ariane Mnouchkine, Noces de sang de Lorca d’Omar Porras, dans une adaptation du Roi Lear en Espagnole. Dans Monsieur de Pourceaugnac de Molière, la comédienne travaillait déjà avec Isabelle Starkier qu’elle retrouve pour le formidable Don Quichotte. Pour ce rôle la comédienne ne joue pas seulement Quichotte mais aussi Sancho, la duchesse, des paysans et autres personnages. A elle seule, Eva Castro réussit l’exploit de faire vivre l’œuvre de Cervantès sous nos yeux ébahis pendant près d’une heure de jeu. Son talent est incontestable. Elle saute du coq à l’âne, ou plutôt d’un personnage à l’autre, avec leur caractère toujours différent, avec une agilité qui dépasse l’entendement. On assiste, concentré, à la performance d’une comédienne tout aussi extraordinaire que son personnage phare : Quichotte. Energique et chevaleresque pour Quichotte, apeurée et drôle pour Sancho, manipulatrice et cruelle pour la Duchesse, Eva Castro incarne chaque personnage avec une authenticité et une justesse surprenante. On imagine le temps et le travail accompli pour maîtriser tous ces personnages et leur subtilité et on ne peut qu’en saluer le résultat. Eva Castro est une formidable comédienne qui mérite que toute la lumière soit portée sur elle.

C’est donc un spectacle enchanteur porté par une superbe actrice qui nous donne l’envie de découvrir ou redécouvrir l’œuvre de Cervantès dans son intégralité, et qui nous laisse songeur et rêveur en proie à de nouvelles aventures que l’on saura vivre si nous aussi on laisse une place à notre âme d’enfant endormi. Comme Quichotte qui va « mourir, dormir, rêver peut-être… », On se surprend à penser « Yo soy quien soy », je suis qui je suis…

Clémence Borodine

avignon off 2011

Rmt News Int • 29 juillet 2011


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