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La pianiste japonaise Etsuko Hirose épouse Schumann à Mimet !

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Pour cette 33 ème édition de « La Roque », plus de 90 concerts viennent illuminer nos belles nuits d’été grâce à la programmation avertie de René Martin se singularisant par la richesse et la diversité des artistes invités… Avec La Roque, c’est tout le département qui vibre aux sons des Steinways…

Jacques Chalmeau coypright Leslie Verdet [2]

Jacques Chalmeau coypright Leslie Verdet

Le Château Bas à Mimet a permis à la pianiste Etsuko Hirose, Premier Prix du Concours Martha Argerich, de  s’exprimer totalement dans l’emblématique concerto pour piano et orchestre en la mineur opus 54 de Robert Schumann. Cette artiste rare ne se contente pas de ravir son public par sa grâce. Elle possède des qualités pianistiques exceptionnelles au service d’une musicalité extrême qui en font l’interprète idéal de ce concerto aux élans si poétiques. Elle livre dans cette œuvre un réel toucher à la fois plein et aérien. Elle devient « faiseuse d’étincelles », dès que les doigts et les touches sont en contact. Elle développe un authentique septième sens appuyé par un emploi du pédalier des plus délicats transcendant les clairs obscurs les plus suaves si chers à Robert Schumann. Son jeu qui semble fragile à la limite de la rupture au début du troisième mouvement sied à la perfection à l’univers du compositeur  romantique allemand. Il y a chez cette jeune interprète une part de Zimmerman et d’Haskil… À ses côtés, Jacques Chalmeau serein dirige sobrement l’Orchestre Philharmonique du Pays d’Aix renforcé par les musiciens du Sinfonia Varsovia. Sa direction est attentive à la soliste et l’on reste pantois devant tant de fraîcheur dans l’accompagnement. Ah si les timbales étaient accordées… Notre bonheur aurait été total ! Etsuko Hirose en bis laisse la part belle à une vélocité envoûtante sur les rivages d’un Rachmaninov au service de l’ineffable. Son enregistrement du concerto de Schumann chez Mirare, le label créé en 2001 par le maître des lieux est vivement recommandé !

Jacqueschalmeau1 [3]

Jacques Chalmeau coypright Leslie Verdet

En seconde partie, on découvre la superbe troisième symphonie dite écossaise de Félix Mendelssohn qui demeure encore la plus jouée au concert des quatre symphonies avec l’Italienne du compositeur de Leipzig. Cette œuvre dont était insatisfait Félix Mendelssohn s’avère être un chef d’œuvre de rigueur dans son architecture et laisse un champ immense de possibilités dans l’expression du romantisme et les couleurs offertes par une inspiration mélodique  pittoresque.  Le chef d’orchestre français, l’un des meilleurs de sa génération livre une lecture aboutie de ce chef d’œuvre mettant en lumière cette savante construction architecturale et restituant cette chaleur et juvénilité nécessaires contenues dans l’ensemble des thèmes développés par le compositeur. Il enchaîne les quatre mouvements comme en un seul mouvement selon les volontés du compositeur épris ici d’un idéal d’unité. Son interprétation met en exergue chaque pupitre de l’orchestre avec une mention particulière pour des cordes superbes tout au long du concert. Seul bémol d’une phalange orchestrale très homogène revient aux timbales…

Qu’importe le public a su réserver un très bel accueil à ce couple composé de musiciens de la région Paca et polonais qui fonctionne à merveille ! Jacques Chalmeau en est le magicien… Soyez en sûr… Cette immense fête de la musique se poursuit jusqu’au 20 août !

www.festival-piano.com [4]

Un extrait d’études caractéristiques d’Ignaz Moscheles par Etsuko Hirose : http://www.youtube.com/watch?v=wTfytETFzmE [5]

 

Serge Alexandre

Nicholas Angelich subjugue La Roque d’Anthéron !

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 Nicholas Angelich copyright photo Christophe Grémiot [6]

Nicholas Angelich
copyright photo Christophe Grémiot

L’immense Théâtre du parc du Château Florans est quasi complet pour écouter les 3 ème et 5 ème concertos pour piano et orchestre de Beethoven par le pianiste franco-américain Nicholas Angelich au parc du château de Florans. Nicholas Angelich épouse parfaitement le style requis à l’interprétation beethovenienne. Les composantes les plus profondes de la musique beethovénienne nous y sont révélées dans deux des pages gigantesques concertantes du compositeur de Bonn sous ses doigts.  Si la démarche est nonchalante lorsque le pianiste déambule sur scène, quand il se retrouve face au Steinway de concert, il propose une aisance pianistique rare, fruit d’une technique sans faille mise au service des oeuvres !. Le chant intérieur si caractéristique du second mouvement du célébrissime cinquième concerto pour piano dit l’empereur et orchestre fascine  par la profondeur et la plénitude restituée par le soliste. Son interprétation est d’une plénitude constante, parfaitement dosée. Rarement, il nous aura été donné au concert une interprétation aussi aboutie de ce concerto tant prisé par tous les pianistes. Sous ses doigts, l’opus 37 en ut mineur gagne en pathos et acquiert une lisibilité rare. Chaque note ici est poétique. Le final du premier mouvement constitue l’un des moments de grâce de ce concert. À la tête du superbe Orchestre National de Lyon, le chef d’orchestre polonais Antoni Witt livre une lecture bien scolaire de l’ouverture Coriolan. Heureusement, son accompagnement des deux concertos offre une belle noblesse expressive en parfaite adéquation avec Nicholas Angélich. Le public plébiscite par une belle ovation ces instants d’éternité. Et malgré ce marathon pianistique, Nicholas Angélich  offre en bis un Chopin habité ! Ce soir-là, Nicholas était bien l’empereur de la Roque…

Jocelyne Defert-Noirot

Le 33 ème festival de La Roque se poursuit jusqu’au 20 août : http://www.festival-piano.com/ [7]

 

Hommage à Léo Ferré, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, Théâtre Toursky, 14 juillet 2013.

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14 juillet 2013, 19h30, les deux parkings du Théâtre Toursky sont déjà pleins, le peuple de Marseille, dont André Suarés disait qu’à part celui de Paris,  nul autre n’est  plus humain, se retrouve pour une soirée historique dans les espaces mis à sa disposition : devant le théâtre,  sur la terrasse, dans le nouveau lieu dédié à Léo Ferré, dans les halls, partout ;  le peuple de Marseille est chez lui au théâtre Toursky. L’atmosphère est celle de la grande Fête popu, il y a des crêpes, des frites, des glaces et des merguez, des vieux, des jeunes et des enfants et dès qu’on arrive Impasse Léo Ferré,  les chanteurs comédiens danseurs d’ElKabaret sont à l’accueil, joyeux, entraînants et professionnels. C’est le premier hommage à Léo : ses chansons offertes comme chansons des rues pour ceux qui s’arrêtent, les écoutent et parfois fredonnent avec les « saltimbanques ».

À Marseille, il paraît que « La beauté de la vie l’emporte de tout le poids du monde réel  sur la beauté de l’art. »  Cette phrase de Suarès ‒encore ‒ qui aima et détesta Marseille plus que tout autre  n’est évidemment pas qu’un compliment,  surtout si on lui adjoint ce jugement définitif : « Il faut l’avouer, la vie de l’esprit est étrangère à cette forte ville. » Or, le spectacle qui, à 21 heures, suit la mise en bouche festive démontre la fausseté des oppositions caricaturales entre l’art et la vie. Peut-être parce qu’à Marseille en général et au Toursky en particulier, le cœur n’est pas l’ennemi de l’esprit.

Pertinente donc,  l’idée de commencer ce spectacle (après l’ovation du public faite à Richard Martin et l’hommage rendu par lui à Robert Vigouroux qui toujours soutint ce théâtre) par Marseille interprétée  par Francis Livon, l’un des plus anciens compagnons de Ferré et de Martin. Ô Marseille on dirait que le cœur te va bien. Et la preuve se fait ensuite que l’art est présent à Marseille en cette soirée comme jamais, puisque tous les artistes qui contribuent  à redonner vie aux textes de Ferré ne se contentent pas de les dire ou de les chanter ou de les accompagner mais font avant tout acte de création dans sa lignée,  illustrant  ainsi  la parole d’Eluard : « Le poète est celui qui inspire bien plus  que celui qui est inspiré. »

Inspiré, Richard Martin qui, comédien prodigieux, réinvente et enchante les textes les plus complexes : La Préface à Poète, vos papiers, manifeste théorique d’une puissance et d’une actualité remarquables ou bien Le chien, poème provocateur et enthousiasmant : « À  l’école de la poésie, on n’apprend pas, on se bat. »

Inspirée, la flamboyante  Caroline Casadessus qui, de sa voix sublime de soprano, donne à la chanson la plus datée de Léo  ( C’est extra , accompagnée à l’origine par le groupe pop  Zoo et véritable phénomène de mode)  l’estampille « classique », donc immortelle, qu’elle mérite.

Inspirés,  Michael  Lonsdale qui, à l’opposé du lyrisme fougueux de Ferré, imprime aux textes choisis  ( Y a une étoile et  Paris – Dieu est nègre !) une fragilité malicieuse, spirituelle aux deux sens du terme,  ou Sapho qui, accompagnée de deux musiciens gitans, chante en arabe populaire Avec le temps, dont la mélancolie tragique relève  alors du flamenco et du chant oriental de Oum Kalsoum.

Et magnifiques, Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault qui, dans une chorégraphie originale spécialement créée pour le poème La vie d’artiste, rendent de façon bouleversante la beauté déchirante de l’amour, à la fois impossible et miraculeux, dansant loin l’un de l’autre la solitude et le désarroi, puis l’un avec l’autre la volupté tendre,  dans  l’entente  de leurs corps parfaits ‒ et avec  des gestes « d’oiseaux » !

Ce n’est pas le lieu d’énumérer toutes ces interventions d’une qualité artistique rare, elles sont trop nombreuses mais on peut en  nommer  les auteurs : musiciens comme Levon Minassian, Michel Bourdoncle, Jacques Chalmeau , Didier Lockwood, Fatos Querimi, J. Fernandez.  Chanteurs comme le ténor Luca Lombardo, Yerso,  Angélique Ionatos ( poignante, Cette blessure  chantée par une  femme-flamme),  Christiane Courvoisier , Michel Hermon (grands professionnels de la chanson, trop peu entendus dans les circuits commerciaux).  Comédiens exceptionnels comme Rufus,  Michel Bouquet, Pierre Arditi ou Philippe Caubère.  Ces derniers témoignant, de façon symbolique pour tous les autres invités,  en faveur de l’alliance du cœur et de l’esprit, puisqu’ils  ont tenu à prêter leur talent à cette  soirée malgré les contrariétés de la vie :   Philippe Caubère, handicapé par un pied cassé, est présent sur scène en fauteuil roulant, Pierre Arditi, absent physiquement, est   remplacé par son image vidéo et Michel Bouquet, pressé par ses occupations, fait un aller-retour en avion pour une  lecture de cinq minutes.  Au Toursky en ce 14 juillet, les artistes  ont honoré la mémoire d’un immense poète par la justesse de leurs propositions mais aussi par la force de leur foi dans l’amitié et la sincérité.  Ainsi ont-ils exaucé le vœu de Léo : « Place à la poésie, hommes traqués. Mettez des tapis sous ses pas meurtris, accordez vos cordes cassées à son diapason lunaire, ouvrez les portes sur ce no man’s land où les chiens n’ont plus de muselière, les chevaux de licol, ni les hommes de salaire. »

À la fin fut un bal populaire comme il se doit pour un 14 juillet, et là encore, « les copains » étaient au rendez-vous : Léda Atomica et le Taraf Querimi.  Qu’on se le dise, le théâtre Toursky est à Marseille un lieu du spectacle vivant  où souffle encore l’esprit.

Francoise Donadieu

Der fliegende Holländer

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DE LA LÉGENDE DU VAISSEAU FANTÔME À UN VAISSEAU FANTÔME DE LÉGENDE

Der fliegende Holländer

Opéra de Richard Wagner

Chorégies d’Orange, 12 juillet

Deux représentions prévues réduites à une seule faute de réservations suffisantes pour éviter le naufrage financier du gigantesque vaisseau du théâtre antique d’Orange : une unique soirée, mais exceptionnelle par la qualité de la production sinon la quantité désirable du public. Que manque-t-il à cet opéra de Wagner pour être populaire ? Rien, à y bien regarder, sinon cette sotte légende noire d’œuvre difficile, dont il faudra bien un jour couper les amarres pour le laisser voguer sur la mer de la popularité en nos contrées frileuses même en été. Peut-être un effort d’explicitation d’un livret en allemand en vérité guère moins compréhensible que ceux en italien guère plus compris par la majorité des spectateurs.

De coupe encore traditionnelle, l’opéra a des airs facilement mémorables (couplets du marin, ballade de Senta, marche de Daland, etc, et une ouverture saisissante que presque tout le monde connaît sans le savoir). La trame est dramatiquement habile dans sa construction : exposition et présentation nette des personnages (Daland, le Hollandais, Senta, Erik), nœud de l’intrigue (deux amours de Senta en compétition), péripéties (crise et méprise) et dénouement tragique, mêlée habilement de scènes chorales de genre (les marins, les fileuses). Les deux héros sont l’âme même du romantisme : Senta, c’est une autre Tatiana romanesque qui a forgé dans ses rêves l’amour idéal, total, sacrificiel, qui l’arrachera à la banalité du quotidien (l’atelier de filature) et au prosaïsme cupide de son père. Le Hollandais maudit en quête de rédemption, est une sorte d’Hernani et il pourrait dire aussi :

Je suis une force qui va !

Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !

Une âme de malheur faite avec des ténèbres !

Où vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé

D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.

Je descends, je descends et jamais ne m’arrête.

 

Mais à l’inverse du héros de Victor Hugo (1830), c’est une force qui s’en va, qui voudrait s’en aller, qui désire couler doucement vers le gouffre apaisant, le repos éternel qui lui est refusé par Dieu et que seul peut lui octroyer l’amour d’une femme fidèle : face aux Éva pécheresses qu’il a connues dans son errance au long cours, Senta sera enfin, dissipé le malentendu, l’ « Ave », la rédemptrice, l’Éros bénéfique ouvrant la délivrance de Thanatos, la mort par l’amour. Ne pouvant vivre ses rêves, elle rêve sa vie jusqu’au sacrifice final qui donnera corps et vie au songe.

L’œuvre

Des personnages à la fois archétypaux, humains et surhumains. Du romantisme de son temps, Richard Wagner hérite et cultive le goût des légendes. Dans cet opéra en trois actes de 1843 dont il écrit le livret, il s’inspire de quelques pages du poète Heinrich Heine qui vient de publier Aus den Memoiren des Herrn von Schnabelewopski en 1831, ‘Les mémoires du Seigneur Schnabelewopski’ où est relaté une version de la légende ancienne du Hollandais volant et de son vaisseau fantôme.

Vaisseau fantôme : la mer a ses fantasmes, l’océan, ses fantômes, les deux, ses légendes. Une court les flots et les tavernes des marins réchappés aux vagues et tempêtes des vastes espaces marins, l’existence d’un bâtiment hollandais dont l’équipage est condamné par la justice divine qu’il a bafoué à errer sur les mers jusqu’à la fin des siècles. En effet, son capitaine, malgré une tempête effroyable au Cap de Bonne Espérance bien nommé, a décidé de prendre la mer un Vendredi saint, jurant qu’il appareillerait, dût-il en appeler au diable, qui le prend au mot.

Hollandais volant : un capitaine hollandais accomplissant en trois mois un voyage de près d’un an normalement, d’Amsterdam à Batavia (Djakarta), grâce au diable. Cela se passe au XVIIe siècle, époque où les Hollandais ont créé la Compagnie des Indes, courant les océans. La rencontre de ce vaisseau fantôme est considérée comme un funeste présage.

Une première version écrite de la légende est parue dans un journal britannique en 1821. La première version française a été publiée par Auguste Jal, Scènes de la vie maritime, Paris, 1832. Cela inspira, en 1834, la nouvelle de Heinrich Heine : Les Mémoires du Seigneur de Schnabelewopski qui servit de thème de l’opéra de Wagner quelques années plus tard. Victor Hugo cite aussi cette histoire dans La Légende des siècles :

C’est le Hollandais, la barque

Que le doigt flamboyant marque !


L’esquif puni !


C’est la voile scélérate !


C’est le sinistre pirate

De l’infini. 

À notre époque, un film légendaire d’Albert Lewin en 1951 réactualise le mythe du Hollandais volant le mêlant à celui de Pandora, la femme maléfique qui ouvre la fameuse boîte de Pandore des vices, Pandora and the Flying Dutchman, avec la mythique Ava Gardner dans le rôle de l’héroïne qui, par son sacrifice, trouve à la fois sa rédemption et celle du capitaine maudit. Un film plus récent, Pirates des Caraïbes, en 2003, s’en tient au strict vaisseau fantôme.

Mais Heine, à la damnation éternelle du Hollandais ajoute un élément sentimental essentiel : le Hollandais damné a le droit de faire port tous les sept ans et seule la fidélité absolue d’une femme peut lui apporter la rédemption malheureusement, il a toujours été trahi dans son amour lorsqu’il met ses espoirs de rachat dans la dernière, rencontrée, après la tempête, dans le havre inespéré d’un port norvégien. Chez Wagner, c’est Senta, déjà vaguement amoureuse du portrait du capitaine de la légende, qu’elle rêvait ou inventait, fille d’un capitaine norvégien qui n’hésite pas d’emblée à l’offrir en mariage contre les richesses du mystérieux Hollandais, bien qu’il l’ait déjà promise à Érik, désespéré.

Réalisation

On se répète à dire que Charles Roubaud, qui signe et soigne la mise en scène, est comme un oiseau dans l’eau dans l’immense scène d’Orange avec son habituelle équipe si bien rodée au lieu : il en occupe l’espace sans l’encombrer, le nourrit discrètement sans en appauvrir la grandeur. À jardin, deux cordages immenses tombant du ciel des cintres pour figurer le navire invisible de Daland amarré solidement pendant la tempête sans rompre sans doute des amarres avec Dieu ; à cour, comme le résultat d’une convulsion de la mer ou d’un cataclysme de la terre, lattes et lames soulevées, une formidable et spectrale épave, étrave de navire échoué, pointant du pic un ciel absent, coque, carcasse rouillée, trouée, percée de deux sortes d’orbites du bossoir des ancres solides l’attachant à une terre de chaînes d’un impossible naufrage souhaité : sobre et efficace scénographie d’Emmanuelle Favre. Des caisses, des coffres figurent simplement l’activité maritime et portuaire. Des vidéo discrètes de Marie-Jeanne Gauthé projettent la grisaille d’un mer en fureur et de fantomatiques icebergs, ‘montagnes de glace’ en norvégien, ou des pics vertigineux, de quelque fjord enténébré de nuit de tempête, puis des immeubles en briques sombres percé de fenêtres plus claires et, enfin, un vague décor obscur de grues, poutrelles, engins monstrueux de levage de port brumeux, avant que la carcasse ne soit tête de mort. Clair-obscur, ombre, pénombre, lumière nordique et onirique entre veille et sommeil d’une foule de gens, marins, femmes, que parfois, immobilisés dans le rêve ou le cauchemar, les éclairages ombreux de Jacques Rouveyrollis arrachent partiellement à la nuit avec des effets de peinture nocturne flamande ancienne ou « futuriste ». Les costumes de Katia Duflot, robes, jupes colorées, carreaux et rayures des femmes, hommes en cirés imperméables, se fondent dans la note générale sombre, à l’exception de Senta en clair, parée d’un voile, d’une voile pour l’envol final et du Hollandais, une longue redingote flottante sur un costume ancien gris selon la lumière ou vaguement doré, halo ou hallucination de la jeune femme. Roubaud réussit encore le miracle de faire vivre l’immense espace avec ces foules si maîtrisées en leurs mouvements, et de le rendre intime, familial avec la scène des fileuses devenues tricoteuses sûrement de pulls marins norvégiens, épargnant les encombrant rouets.

L’adieu du Hollandais du haut de la proue est saisissant de grandeur et Senta est emportée par une vague lumineuse comme sa chose naturelle pour clore cette épopée fantastique.

Interprétation

Élégant, digne dans son allure et figure, le Hollandais de Egils Silins, baryton-basse letton, a la même noblesse de voix, une belle ligne, une technique subtile qui lui permet de ne pas accentuer des graves peu profonds pour privilégier l’égalité et le volume de sa tessiture. Par une étrange méconnaissance du texte et de la partition, certains lui reprochent de ne laisser tonner sa voix torrentielle et tempétueuse qu’à la fin, logique expression au moment où il se croit trahi, oubliant qu’il est, jusque-là, un spectre torturé, intériorisant son tourment et avouant son espoir de façon confidentielle, en fantôme meurtri mais non tonitruant. Il est vrai, encore incongruité, qu’on veut le mesurer au géant Stephen Milling, basse somptueuse, qui campe un Daland plein d’allant, d’assurance, truculent, vraisemblable, vrai personnage de comédie à la limite de d » l’opéra-bouffe, deux registres différents du même ouvrage. Dans le registre d’opéra italien de son temps, Steve Davislim (Der Steuermann, ‘le marin ‘), ténor, apporte une touche lyrique et poétique, contrepoint léger au drame central. Souvent sacrifié, le rôle d’Erik, amoureux délaissé par Senta est ici puissamment, dramatiquement incarné par le ténor Endrick Wottrich, sorte de Don José du nord, dont la véhémence, l’amour, aussi fou que celui de la jeune femme pour le fantôme ou fantasme, relève du tragique humain se mesurant à la démesure d’une transcendance qui lui échappe.

Marie-Ange Todorovitch prête à Mary, sorte de contre-maîtresse de l’atelier des femmes, toute sa verve, sa gouaille, son aisance scénique et le velours sombre de son mezzo charnu. Quant à la Senta de Ann Petersen, elle est tout à tour, avec des couleurs et des volumes de voix adaptés à chaque moment du drame, la jeune vierge joyeuse et rieuse, fiévreuse, une mouette ou un ange déjà dans le tempête ou le ciel, et la femme décidée, l’héroïne grandiose, Tosca ou Isolde choisissant la mort pour être fidèles à l’amour qu’elles ont choisi pour destin.

Les chœurs d’opéra de région (Nantes-Angers, Opéra-théâtre d’Avignon, du Capitole de Toulouse, ensemble vocal des Chorégies) sont à la hauteur des parties que leur offre Wagner. L’Orchestre Philharmonique de Radio France est transcendé par la baguette autoritaire et tendre de Mikko Franck : sans tomber dans le pathos, il dégage le pathétique théâtral de la partition, déchaînant la tempête, l’apaisant d’un geste impérieux pour l’éclaircie du thème rêveur de Senta, mêlant et démêlant les thèmes tuilés avec une limpidité de mer transparente pour les brouiller aussitôt dans la houle amère du nord. Il habite les silences, les cuivres, les percussions même, existent dans des nuances presque irréelles de finesse. Son triomphe à la romaine fut mérité.

Der fliegende Holländer, ‘Le Hollandais volant’, Le Vaisseau fantôme deWagner est venu hanter le mur antique et hantera longtemps notre souvenir. Benito Pelegrín

Chorégies d’Orange

12 juillet 2013

Der Fliegende Holländer, opéra de Richard Wagner, en coproduction avec l’Opéra de Marseille.

Orchestre Philharmonique de Radio France, choeurs des Opéras de Région, direction musicale : Mikko Franck,

Mise en scène : Charles Roubaud ; scénographie : Emmanuelle Favre ; costumes : Katia Duflot ; éclairages : Jacques Rouveyrollis ; vidéo : Marie-Jeanne Gauthé.

Distribution : Ann Petersen (Senta), Marie-Ange Todorovitch (Mary), Egils Silins (Der Holländer), Stephen Milling (Daland), Endrick Wottrich (Erik), Steve Davislim (Der Steuermann).

Photos : Philippe Gromelle

  1. Le Hollandais fantôme, Egils Silins ;

  2. Le rêve de Senta, Ann Petersen ;

  3. L’inutile amarre de l’amour.

 

BATSHEVA DANCE COMPANY

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BATSHEVA DANCE COMPANY(Tel-Aviv,Israël)
Sadeh 21 et Deca Dance
Festival de Marseille,au Silo,2 et 3 Juillet 2013

        Grâce à la Batsheva Dance Company,programmée pour la première fois à Marseille,c’est toute l’inventivité de la nouvelle danse israélienne que le Festival nous permet de découvrir en programmant Sadeh 21,une création 2011,et Deca Dance(1992-2008),une décennie de créations de son chorégraphe Ohad Naharin,né en 1952 dans le Kibboutz de Mizra.Ce dernier a en effet hérité en 1990 d’une maison fondée en 1964 par la baronne Bethsabée de Rothschild pour Martha Graham,l’illustre pionnière de la modern dance américaine,et a su donner un nouveau souffle à la danse israélienne,longtemps inspirée par son histoire tragique ou folklorique,en imposant un style qui se fait l’écho des interrogations métaphysiques auxquelles sont confrontés internationalement les jeunes d’aujourd’hui.
        Avec Sadeh 21(qu’on peut traduire par: »en file indienne »,ou »à la queue leu leu »),Ohad Naharin nous entraîne dans une réflexion sublime sur ses choix esthétiques,sa culture gestuelle,ses émotions devant des comportements corporels significatifs.Il le fait dans une succession de tableaux abstraits composés de solos,de duos ou d’ensembles,où la technique contraction-release,héritée de Martha Graham,combinée à des chutes en spirale,des mouvements de torsion et de rotation du buste,des pliés,des dégagés,séduit par son intensité dynamique.Entrées et sorties du plateau sereines,bien ancrées sur le réel,se transforment subitement en postures totalement déconstruites qui cherchent à établir un contact avec le sol,le corps assis ou couché,jambes écartées,semblant rebondir comme une balle.
        De ce contact charnel avec le sol,les danseurs puisent une énergie nouvelle qui leur permet de se déployer dans des sauts rapides de type sissone,ou de se figer dans quelque attitude d’un superbe hiératisme.La danse de Naharin révèle ainsi le paysage intérieur contenu dans le corps et libère à chaque instant une poétique du subconscient que traduisent magnifiquement par exemple des rondes,des lignes d’hommes exécutant un rond de jambe en se tenant solidairement par les épaules,ou au final,des chutes en vrille,des plongeons,des vols planés au dessus du décor,dans les merveilleux éclairages cuivrés,verts fluorescents ou gris perle d’Avi Yona  Bueno.
        Moins élaboré formellement,Deca Dance relève d’un choix de pièces créées entre 1992 et 2008,extraites du répertoire de la compagnie,et constitue une sorte d’introduction au travail d’Ohad Nazarin qui a pris plaisir à déconstruire ou reconstruire certaines de ses chorégraphies.La danse se fait ici l’écho des interrogations et des dilemmes de la société contemporaine ou met l’accent sur les rapports d’attirance et de défiance vécus entre les hommes et les femmes.
       Mabul et Black Milk nous montre sur l’Hymne National israëlien,des juifs orthodoxes en crise de transe mystique,chantant à tue-tête,qui se débarrassent progressivement de leurs vêtements,puis descendent dans la salle pour inviter des spectatrices à danser un chachacha endiablé.
        Zina évoque un pas de deux baroque où l’homme tourne accroupi autour de sa compagne avant de l’étreindre ou de la porter à bout de bras.
         Boléro de Ravel dont le disque se raye dans le final paroxystique,célèbre deux compagnes qui font le geste d’actionner une manivelle avant de se rapprocher à la manière de deux soeurs siamoises puis de se séparer bras ballants.
         Anaphaza représente cinq guerriers,torse nu (William Barry,Matan David,Omri Drumlevitch,Bret W.Easterling,Ian Robinson),vêtus de grandes jupes blanches,qui se souillent de boue le visage et la poitrine,se livrent à quelques courses et pirouettes autour du plateau,avancent en titubant,tombent,et finissent par fixer intensément la salle.
         Telophaza implique les principaux danseurs dans des danses africaines ou indiennes avant que les danseuses ne leur fassent quitter le terrain pour s’en tenir à des poses hiératiques.
         Le final,Zachacha et Max,où les figures élégantes de la danse classique en défilé (chassés,glissades,pliés,détirés,pied dans la main) alternent avec des clowneries de « gaga dance »,met en valeur le savoir-faire de la Batsheva Dance Company pour le plus grand plaisir du public qui les ovationne chaleureusement.
                                                                                                                                                                                            Philippe Oualid

Quinto

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QUINTO

d’António Zambujo, crooner du fado

Théâtre de la Criée

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Avec le label MP13 mais sans un sou concédé, Marseille-Concerts présentait, pour son dernier concert de la saison le jeune et sympathique chanteur portugais António Zambujo dans un récital de fados, chant typique du Portugal.

Fado : le mot portugais dérive du latin fatum, ‘fatalité’, ‘destin’. En espagnol : hado. Et hada, en espagnol, c’est la ‘fée’ ; en latin, les fata étaient les déesses de la destinée ; en italien, la fata Morgana, c’est la fée Morgane. En français ancien, le mot fada désigne celui qui est ‘touché par les féee’ à la tête, le fatuus, le sot, l’insensé. On trouve le terme chez Agrippa d’Aubigné au XVIe siècle, chez Brantôme au XVII e, terme repris au siècle dernier par les auteurs provençaux, tant qu’on le croit né du provençal. Le nom de ce type de chanson, ‘destin’, désigne donc une thématique plus qu’une forme musicale précise, même si l’on distingue entre fado majeur et mineur et le fado corrido, plus vif. Il y a des fados modernes qui sont des slows, des fox-trots, de sortes de tangos, et toute autre forme musicale investie par des textes exprimant mélancoliquement, avec un sens très noir de la fatalité, les malheurs de la vie. C’est l’interprétation et l’ornementation traditionnelle, des grands chanteurs, qui donne au fado une patine qui semble parfois immémoriale.

Le fado aime à parler de lui-même et se définit en chanson. Ainsi, Todo isto é fado, ‘Tout cela, c’est le fado, nous explique ses thèmes :

Amour, jalousie,

Cendres et feu,

Douleur et péché,

Tout cela existe,

Tout cela est triste,

Tout cela, c’est le fado.

Cependant, il y en a aussi de satiriques, humoristiques, d’une plaisante auto-dérision.

Les premiers témoignages sur le fado remontent à la deuxième partie du XIXe siècle : musique bien de cette époque pour les plus anciens connus avec un rapport musical net entre tonique/dominante qui prouve que ce n’est pas un genre qui remonte à très loin ; il ne possède pas d’archaïsme ou de particularisme musical très marqué comme dans le flamenco. Même si on l’élargit et le confond parfois avec des genres musicaux provinciaux, notamment quand le régime de Salazar voulut en faire une sorte d’emblème national, le fado, surtout lisboète, est une chanson urbaine, portuaire (comme le tango, porteño, du port de Buenos Aires) et naît ainsi au milieu du XIXe siècle dans le foisonnement trouble du monde marginal de la prostitution, des bordels, des tavernes à marins. On parle d’un mode de vie « fadista », voyou, bohème, prisé par les aristocrates encanaillés. Le fado Todo isto è fado, ‘Tout cela est le fado’ nous en donne aussi l’atmosphère :

Almas vencidas, Âmes déchues,

Noites perdidas, Nuits perdues,

Sombras bizarras, Ombres bizarres.

Na Mouraría Dans la Maurerie

Canta un rufiã, Chante un ruffian,

Choram guitarras. Et les guitares s’en vont pleurant

On polémique sur les origines du fado : certains lui cherchent des lettres de noblesse en antiquité, en nationalisme, inventent le mythe d’un fado aux origines plus nobles. Mais le fado lui-même se moque de ces tentatives bien-pensantes pour en gommer les origines louches et gênantes. Ainsi, dans cette Biografia do fado , ‘Biographie du fado’ que je traduis aussi 

:

Mais ses aïeux

Etaient des gueux

Un jour peut-être embarqués

Sur les caravelles de Vasco de Gama ;

Sale et déguenillé,

Il roulait des mécaniques

Comme un marin enivré

Dans les ruelles antiques

Du vieux quartier d’Alfama.

Né, certes dans un port, dans un peuple de navigateurs et découvreurs pur lesquels partir c’était souvent mourir, le fado, cette chanson fataliste, amère, exprime la saudade, le spleen ou blues portugais. Il chante les flots amers dans des airs nostalgiques dont les mélismes, broderies vocales, ornent et mettent en valeur le mot. C’est comme une petite frange d’écume musicale comme venue de cet Atlantique d’où le fado semble aussi issu dans ce peuple de marins et ce pays de brumes.

Discrédité après la mort de Salazar et la Révolution des œillets comme identifié au régime, après un bref purgatoire, le fado refit surface, d’autant que la grande Amália Rodrigues, qui lui donna rivage et visage universels, vivait encore. Après sa mort, telle une ombre du Commandeur planant sur le fado, on enterndit de jeunes chanteurs s’en détacher —ou n’oser si mesurer— ouvrir au fado d’autres voies, lui donner d’autres voix, d’autres instruments, l’imprégner d’autres influences, d’autres cultures : jazz, bossa nova.

De la dernière génération d’interprètes, António Zambujo est devenu célèbre au Portugalen incarnant le mari d’Amalia Rodrigues dans une comédie musicale à succès retraçant la vie de la reine du fado. Né dans l’Alentejo, il s’est bercé et imprégné de la tradition locale, le cante alentejano. Il en fit, presque a cappella, une émouvante démonstration dans deux airs de moda alentejana, mais dans la discrétion, qui le caractérisent ou le retiennent, qui lui font gommer la pathos, lisser les aspérités, parfois même trop, au profit d’une interprétation certes toute en finesse, en douceur qu’on voudrait parfois moins monocorde.

Le premier morceau, Casa fechada, ‘Maison fermée’, émeut par son intériorité pudique et laisse espérer une gamme plus large d’expression des sentiments. Mais ce sont surtout les rythmes, les instruments qui varient : aux traditionnelles guitares espagnole (qui tient lui-même surtout arpégée) et portugaise à cordes pincées (Bernardo Couto), il a ajouté la couleur sombre de la contrebasse (Ricardo Cruz) et des vents, clarinette (José Conde) et même trompette (João Moreira), instrumentistes excellents dont les nuances de timbre répondent à celles du chanteur vedette. Ce dernier ne change guère de ton, conserve cette douceur extrême, mais varie les nuances les plus subtiles, maîtrise la technique en virtuose, passant de la voix de poitrine légère à la voix de tête, au fausset, en un souffle parfaitement contrôlée et filé. Mais il nous promène dans des rivages moins proches du fado traditionnel du Portugal que des rives et dérives suaves, mauves et guimauves souvent, de chanteurs brésiliens au volume confidentiel, de Caetano Veloso en particulier, João Gilberto, ou même du crooner Chet Baker.

Bref, c’est le fado au risque du fade. Ainsi, ce ne sont pas ces «larmes de Lisbonne » comme certains appellent le fado qu’il faut chercher chez le souriant António Zambujo. Il avait repris un succès de la grande Amália Rodrigues, Amor de mel, amor de fel ; ‘Amour de miel, amour de miel’. Le fado, si Amália en était l’ombre, le fiel, il en est l’ambre, le miel. Au risque du sirop.

Ja

Voici un fado particulièrement expressif qui me semble parfaitement traduire cette nostalgie portugaise si liée à la mer, aux grands horizons lointains dont ces marins ne savaient jamais s’ils reviendraient, laissant derrière famille et amours, sans savoir non plus ce qu’il en serait dans des retours incertains.

Je l’ai traduit en version chantable.

(Triste sina, triste destin) TOUT S’ACHEVE

I

Mer d’angoisse sans marée,

Où mon bateau se perd parmi la brume.

Le monde est gris, sans port à espérer

Sur des flots d’amertume.

Sur le ciel qui se déchire

Une lueur

Illumine mon navire

Et ma douleur

D’une histoire qui s’achève,

Longue et brève

Comme un rêve.

Refrain

Pourquoi tendre les mains?

Pourquoi deux bras

Pour n’embrasser personne?

Aveugles, sourds, nous passons ici-bas,

Tristes fantômes!

Le navire du destin,

Pauvres ombres que nous sommes,

Fait naufrage avec nos rêves.

Tout s’achève!

II

Sur les roches, brisées, éparpillées,

des ondes de mon rêve

Il n’est resté

Qu’une frange d’écume

Effacée par la brume

Et ma joie de revenir s’est brisée

Sur l’écueil

De ton accueil froid et glacé,

Mon amour, ô mon seul bien,

Tu es tout et tu n’es rien! (Au refrain)

. (Triste sina)

Écoutons maintenant en portugais ce fado par la voix d’ambre et d’ombre de la mythique Amalia Rodrigues qui s’éclaire d’aigus larges comme la houle atlantique.

PLACE 1 : TRISTE SINA : 1’30

Mer toujours présente pour ce peuple de découvreurs, avec le déchirement des départs des marins pour des horizons lointains : (Fado português) dans une version aussi chantable :

Le fado est né sans doute

Un jour de vent en déroute

Où ciel et mer se confondent,

Sous la voile d’un navire

Où, quittant notre Vieux Monde,

Un marin chante et soupire :

«Adieu, mon pays, ma compagne,

Mes champs, vallée et montagne,

Feuillages, fleurs, fruits et branches !

Vois-tu encore terres d’Espagne,

Ou sables du Portugal, regard embué de larmes ? »

II. Au loin se perd le rivage,

Le marin voit un visage

Et sa chanson qui expire

Dit la femme qu’il désire,

Mais il étreint une image,

Serrant ses bras sur le vide (bis).

« Mère, adieu ! Adieu, Marie !

Garde-moi ta belle flamme,

Car devant Dieu je te jure

De faire de toi ma femme,

À moins que Dieu ne me donne

Dans l’océan sépulture. »

Le fado chantant la mer n’oublie pas de la sorte l’épopée grandiose des grands découvreurs portugais des XVe et XVI e siècles chantée par Luís de Camõens (1525-1580). Témoin, cette strophe, qui pourrait être déjà un fado, où le poète exprime la profonde saudade, la lancinante nostalgie, qui ancre au cœur de ces aventuriers les dernières images du pays natal sur l’horizon marin :

Déjà notre regard tout doucement s’éloigne

Des monts de la patrie, qui derrière restaient ;

Le cher Tage restait, et la fraîche montagne

De Cintra embuée, où nos yeux s’attardaient ;

La terre bien-aimée restait au cœur ému

Qui derrière laissait les souvenirs amers ;

Et lorsque, enfin, tout au loin disparut,

Nous ne vîmes plus rien que le ciel et la mer.

Camoens, Luisiades (V, III)

B.Pelegrin

 

Bill T.Jones Dance Company

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Bill T.Jones Dance Company: Play and Play(An evening of movement and music)
Festival de Marseille au Silo,19 et 20 Juin 2013

        Le dix-huitième Festival de Marseille(direction Apolline Quintrand)ouvre cette année avec la Bill T.Jones Dance Company de New-York,qui présente au Silo,pour la première fois,deux oeuvres emblématiques de son répertoire post-modern:Continuous Replay(1977),D-Man in the Waters(1989),et une création récente,Ravel:Landscape or Portrait?(2012).Un beau programme invitant à apprécier l’inventivité d’un chorégraphe qui exploite avec intelligence et humour,depuis plus de trente ans,des recherches sur l’énergie du danseur,en mélangeant les techniques de Martha Graham,Balanchine ou Doris Humphrey avec la danse afro-caribéenne.Il nous livre par ailleurs ses souvenirs dans une passionnante autobiographie,bouleversante de sincérité,Dernière Nuit sur Terre,parue en 1997 aux éditions Actes Sud.
        Landscape ou Portrait? est dansé pendant une demi-heure sur le bourdonnant et obsédant quatuor à cordes en fa majeur de Maurice Ravel(1904),admirablement interprété par l’ensemble C.Barré.Plus inspirés par l’exigence de délicatesse et de retenue de la partition musicale que par sa mélancolie,les danseurs déploient à l’écoute des trois violons et du violoncelle,une énergie surprenante qui s’interroge parfois sur sa motivation,ou qui s’abandonne à des caprices puérils.Décrire un caractère à vue de pays,voilà sans doute tout l’enjeu de ce ballet qui débute par le geste du joueur de bowling,se prolonge par des interrogations du regard,des courses rapides autour du plateau,des pirouettes diverses et désordonnées,des grands jetés,des portés facétieux,la figure fugace d’un entrechat quatre ou d’un rond de jambe sous le pont de deux bras tendus,une chaîne de corps spontanée qui mêle déhanchements orientaux et gestes mécaniques,et qui s’achève tendrement dans des valses de couples,des étreintes solidaires,avant que ne se réitère au ralenti,dans le silence,le geste du joueur de pétanque.
        Continuous Replay,pièce de groupe conçue en 1977 comme un solo(Hard Dance) par Arnie Zane,le compagnon de Bill T.Jones,prématurément disparu,rend hommage au photographe américain Eadweard Muybridge,pionnier de la chronophotographie des mouvements de pas de course,à l’origine du cinéma,et en même temps à l’animalité du corps humain.Ici le chorégraphe s’amuse sur des extraits de quatuors à cordes de Beethoven,revus par Jérôme Begin,à décomposer pour des danseurs nus,dans un éclairage crépusculaire,des séquences de gestes saccadés où l’avant-bras cherche à reproduire tête et col de cygne tandis que le visage affiche un sourire malicieux.Il prend ensuite un malin plaisir à les faire courir d’une coulisse à l’autre,apparaître et disparaître,à peine vêtus,dans une série de gestes géométriques,en martelant le sol du pied,et nous donne l’impression que l’être humain civilisé,s’il veut exister,doit se mettre en rang et lutter.
        D-Man in the Waters(1989),présenté devant un cyclorama bleu,composé sur l’octuor à cordes en mi-bémol majeur de Félix Mendelssohn(1825),nous plonge d’emblée dans un univers aquatique où les danseurs glissent,sautillent ou s’ébattent comme des nageurs,dans les flots d’un océan démonté. Epousant remarquablement les mouvements de la musique,ils traduisent ensuite aussi bien des revendications de minorités révoltées que d’optimistes illusions de bonheur dans des diagonales balanchiniennes de couples amoureux avant de provoquer joyeusement le public,en s’avançant en pliés,bras étendus.
        Un tonnerre d’applaudissements et une standing ovation prolongée récompensent,au moment des saluts,un Bill T. Jones en pleine forme,étoile de la post-modern dance américaine,décoré par le Président Obama,un danseur qui nous gratifie d’un salut chorégraphique plein d’humour dans le style de Fred Astaire.

Philippe Oualid

Cléopâtre

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CLÉOPÂTRE

Drame passionnel en 4 actes et 5 tableaux

Livret de Louis Payen et Henri Cain, musique de Jules Massenet

Opéra de Marseille, 15 juin

Dans le cadre de sa saison méditerranéenne MP13, l’Opéra de Marseille a donc présenté le 15 juin, en première création sur notre scène, une nouvelle production de Cléopâtre, le dernier opéra de Jules Massenet, né en 1842 et décédé en 1912. Commencé dès 1911, l’ouvrage ne sera créé, à Monte-Carlo, que le 23 février 1914, deux ans après la mort du compositeur, juste avant la Grand Guerre qui verra sa longue éclipse. Il faudra attendre sa reprise au Festival Massenet de Saint-Étienne en 1990 et celle de Marseille cette année pour ressusciter la belle Égyptienne chantée par Massenet.

 

L’œuvre, texte et musique

Il est de bon ton, en France, dans certains milieux critiques, de décrier Massenet et, en particulier, ce dernier ouvrage composé en 1911, au titre qu’il serait traditionnel après les révolutions musicales que sont Pelléas et Mélisande de Debussy (1902) et les premiers opus de Schönberg et de Stravinsky. Mais on oublie que ces derniers n’ont pas encore écrit leurs œuvres vraiment révolutionnaires, Pierrot lunaire (1912) pour le premier, Le Sacre du Printemps (1913) pour le second, qui ne sont pas exactement des ouvrages lyriques et que Turandot de Puccini, avec lequel la comparaison serait plus pertinente, est de 1926 et relève du lyrisme italien de sa Tosca de 1900, tout comme Richard Strauss suit la tradition lyrique allemande wagnérienne avec Salomé (1905) puis Elektra (1909). Pourquoi donc Massenet, déjà auteur de vingt-quatre opéras, serait-il, avec ce testament, moins légitime qu’eux pour demeurer dans une tradition française et sa propre lignée musicale ? Abandonnant ces clichés critiques, anachroniques, il faut donc juger cet opéra comme il est, pour ce qu’il est et non pour ce qu’il aurait dû être ou comme on voudrait qu’il fût. La musique en est donc dans la filiation des œuvres du compositeur, avec, cependant, des récitatifs assez secs frôlant le parlando et un refus moderne de la mélodie trop facile et des développements thématiques trop tissés.

Le livret, de Payen/Cain est intitulé « Poème », bien qu’en prose, mais on y perçoit, souvent, des coupes de 12 pieds, donc des rythmes d’alexandrin, exacts ou approximatifs, et ses hémistiches (//) de 6 syllabes :

 

« Rome est grande et son nom// rayonne sur le monde ! » ;

« Marc-Antoine a partout// fait triompher ses aigles// et les peuples d’Asie » ;

« Je reçois votre hommage// et vous promets la paix.» ;

« Je suis venue quittant/mes palais enchantés », etc.

 

Ces récurrences rythmiques, la musique reprenant certaines phrases à la fin des airs, créent souvent ainsi, par leur itération, le sentiment de retour que donnent habituellement les vers, et la sensation d’un air clos sinon un da capo.

 

Histoires, non Histoire

Le sous-titre, c’est « Drame passionnel en 4 actes et 5 tableaux. » C’est avouer que le drame politique, l’Histoire, le cède aux éternelles histoires d’amour et de mort, tradition de tout l’opéra romantique. En effet, le contexte historique mais encore surtout amoureux, y est suggéré de façon très elliptique au détour d’une phrase : Marc-Antoine rappelle d’emblée la liaison ancienne de Cléopâtre avec César qu’elle avait séduit (elle n’avait que quinze ans, quatorze ans plus tôt). Cela paraît comme une défense amoureuse personnelle du faible triumvir. Habile, flatteuse, la reine, lui répond qu’il est plus fort que César : elle le charme en lui concédant que lui ne cédera pas à ses charmes. Marc-Antoine, malgré ses premières dénégations, perd ses préventions : venu en vainqueur, il est aussitôt vaincu, conquis par sa conquête et le maître s’assujettit à sa maîtresse, la maîtresse femme.

On voit donc que la réalité historique, l’alliance politique et militaire entre le Triumvir —en rupture avec Octave pour la domination de Rome— et la reine d’Égypte dont le royaume est menacé d’annexion coloniale par les Romains, est pratiquement inexistante dans l’opéra ; rien du fruit des amours de Cléopâtre et de César, leur fils Césarion, véritable enjeu de la guerre que lui livre Octave. Ce dernier, le futur Empereur Auguste, simplement neveu et fils adoptif de César, dont il a hérité l’immense fortune et les pouvoirs, craint surtout que Césarion, fils légitime, et déjà reconnu futur pharaon d’Égypte, ne lui conteste l’héritage romain, se retrouvant ainsi à la tête d’un formidable empire. Il tuera plus tard ce jeune rival. Marc-Antoine, grand guerrier n’est ici qu’un amoureux passionné, tourmenté de nostalgie sensuelle de Cléopâtre alors qu’à Rome, il vient d’épouser Octavie, sœur d’Octave, mariage qui voulait sceller une paix et une alliance familiale entre les deux triumvirs rivaux, contre le troisième larron triumvir, Lépide : bref un partage le plus personnel possible du pouvoir qui, de trois, passera à un seul.

Pareillement, la fameuse bataille d’Actium (2 septembre 31 AJC) qui marque la défaite définitive des deux amants alliés face à Octave, n’est évoquée que par un soupir désespéré de Cléopâtre au dernier acte :

 

« Actium !… la défaite !… la fuite !…»

 

L’auditeur cultivé se souvient qu’elle a participé à ce combat en Grèce avec sa flotte mais que, croyant la partie perdue, elle prend la fuite vers l’Égypte pour sauver ses navires, laissant Marc-Antoine abandonné avec les siens. Elle en éprouve du remords, espérant

« Son pardon !… Car c’est moi //qui causai sa défaite. Cette fuite insensée… »

 

Évacuée l’Histoire, ou du moins très discrètement en coulisses pour un public cultivé, il ne reste donc, à l’auditeur moyen que ce « drame  passionnel » annoncé, ces amours finissant par un double suicide successif : Marc-Antoine, croyant Cléopâtre suicidée tente de se tuer, comme Roméo se tue croyant Juliette morte, laquelle se suicide à son tour, en le voyant mort.

 

Histoires d’amour

À côté de ces deux personnages principaux aux nobles voix graves, Marc-Antoine, baryton, et Cléopâtre, mezzo, inversant la tradition opératique qui dote les héros principaux des voix aiguës, il y a le contrepoint vocal de deux amoureux malheureux face au couple d’amants qui vont entrer dans la légende, un ténor et une soprano, Spakos, amoureux transi puis comblé et jaloux de Cléopâtre, et Octavie, la fidèle épouse repoussée de Marc-Antoine. En somme, en deux couples, nous avons trois conceptions distinctes de l’amour : l’amour-passion traversé d’orages entre les deux héros et l’amour conjugal représenté par Octavie qui essaie de ramener Marc-Antoine à ses devoirs envers Rome et l’amour jaloux de l’affranchi, qui cause la perte de Marc-Antoine en lui annonçant faussement le suicide de Cléopâtre pour le désespérer. Pour punir le félon, Cléopâtre le tue et, ne pouvant sauver Antoine de sa tentative de suicide, pour n’être pas indignement traînée à Rome au triomphe spectaculaire d’Octave, elle se tuera à son tour en sa faisant piquer par l’aspic.

 

      « Courtisane ! »

Un opéra, épure dramatique, ne pouvant s’encombrer de personnages trop nombreux, on comprend l’oubli de ses deux frères-époux (Ptolémée XIII et XIV) dont on sait quelle fit assassiner au moins le second pour régner seule —tout comme son encombrante sœur Arsinoë qui l’avait un moment éclipsée sur le trône. Mais la plus grande distorsion historique, avec c’est sans doute celle que subit la personne de Cléopâtre VII.

D’entrée, Marc-Antoine, qui ne la connaît pas, la traite sept fois de « Courtisane ! », de dépravée, évoque le nombre de ses amants, avant de trouver lui-même des charmes dans cette dépravation orientale dont il devient esclave. Pour charger le tableau, on nous la montre aussi, tel un aristocrate ou bourgeois décadent, courir s’encanailler dans les troubles jouissances d’un double, d’un travestissement, dans un bouge populaire, confessant publiquement sa recherche plaisirs nouveaux. Pourtant, si la légende noire de la reine égyptienne colportée par les historiens romains à la solde de ses ennemis politiques se complaît à exagérer sa vie sexuelle dissolue, ils ne lui prêtent, bien étonnant pour l’époque, pas d’autres enfants que ceux qu’elle eut de César et de Marc-Antoine. Ils auraient pu la noircir aisément sur les inévitables fruits bâtards de sa couche prodigue.

Cléopâtre fut une grande politique et une mère tentant de préserver l’héritage de son fils Césarion et des trois autres enfants qu’elle eut d’Antoine. Mais cette Cléopâtre lyrique est rangée ici dans le catalogue décadent des mondaines, demi-mondaines, des hétaïres qui hantent l’imaginaire masculin du XIXe siècle, grandes pécheresses comme Marie Madeleine, Thaïs, Manon déjà mises en musique par Massenet, et autres « Traviata », Carmen ou bien Salomé chère à Oscar Wilde (1891) et Strauss (1905) et aux tableaux divers de Gustave Moreau, etc, vénéneuses femmes fleurs de Klimt et de l’art décadent entre  morbide Symbolisme et Art Nouveau, séductrices repenties ou pas, femmes fatales mais presque toujours pour elles-mêmes puisque punies par la mort.

La Grande Guerre, si elle porte un coup à ces rêveries érotiques et névrotiques d’une époque révolue, n’en perpétue pas moins, dans un autre genre, ce type de femme fatale, à travers le mythe de la courtisane espionne comme Mata-Hari, et, pendant les « Années folles » de la post-guerre, les lesbiennes libérées, la Madone des sleepings, les « garçonnes » fripées mais friquées, libres et libertines, s’offrant cyniquement les services de beaux garçons comme dans le roman de Philippe Hériat, La Foire aux garçons. Le type, à notre époque, de la femme significativement surnommée « cougar », avide de chair fraîche masculine, n’en est qu’un avatar, un nouveau visage de plus.

La Cléopâtre de Payen/Massenet fait songer inévitablement à Carmen : adorée par tous, apparemment dédaignée et vilipendée par Antoine, elle, la captive, réussit à le captiver comme l’est Don José et, dans une taverne borgne avec danseuses qui ressemble fort à celle de Lillias Pastias à Séville, il y a un incident causée par la jalousie de Spakos, très Son José. D’ailleurs, le mot gitane n’est que la corruption populaire d’égyptienne, les « Gitans » ou « Égyptiens » prétendant descendre de Pharaon.

 

Réalisation

      Maître d’œuvre de cette production, Charles Roubaud est entouré de sa fidèle et solide équipe est l’harmonie du travail commun est sensible. Le décor (Emmanuelle Favre), signe des temps de crise, est pratiquement réduit à un théâtral cadre de scène, sorte d’atrium triomphal paré de rideaux rouge empire, à quelques éléments intérieurs, marches, muret, mobilier caractéristique, romain, égyptien. Ce vide solide est rempli par les projections précises et précieuses de Marie-Jeanne Gauthé, qui nous plongent avec une grande vraisemblance dans une Antiquité tour à tour égyptienne et romaine, dans des couleurs, des teintes éteintes, roses, bistres, gris, beige, verts et bleus légers (qui font vibrer le rouge impérial des tentures). Cela évoque les décors de théâtre du XIX e siècle, dont on peut sottement ricaner aujourd’hui par ignorance, mais qui avaient la précision scientifique réaliste des plus récentes découvertes archéologiques dont de savants dessinateurs ramenaient des témoignages, avec ces peintures, aujourd’hui presque disparues d’une monumentalité que l’on croit toute blanche à l’os alors que tout monument était versicolore, à défier le technicolor des péplums hollywoodiens les plus hardis.

Pourquoi le théâtre en crise financière d’aujourd’hui se priverait-il des moyens modernes de faire rêver du passé quand, à l’évidence, la culture historique se joint au sens esthétique ? Nous avons, ainsi, tour à tour, un camp romain symboliquement fortifié de pieux sur une plage, tente et aigles romaines avec fond de galères, l’élégant atrium romain d’un sobre raffinement qui nuance en homme de goût Antoine le grand soldat, avec torchères et impluvium à eau courante avec, au bout, un magnifique Apollon du Belvédère ou l’une de ses nombreuses répliques, signe de la passion des patriciens romains pour l’art grec, le futur empereur Auguste, pour l’heure simple Octave, n’hésitant pas à faire condamner à mort certains possesseurs d’œuvres grecques pour en enrichir ses collections ; la taverne est vraisemblable et les jardins du palais d’Alexandrie de Cléopâtre, en rondeurs de colonnes et de moelleux coussins tout opposée à la raideur géométrique et virile de la demeure romaine de Marc-Antoine, font sens sensuel sur leur émolliente imprégnation délétère sur le triumvir et font rêver comme son tombeau déjà prêt fait frémir sur cette société qui fait aussi une œuvre d’art, de théâtre, de la mort, du suicide. Crépusculaires à tous les sens du mot, d’un monde qui s’achève, tamisées, les lumières de Marc Delamézière ont la douceur d’estompe et d’estampe du XIXe siècle, de certains tableaux romantiques ou symbolistes. Tableaux qui font sens psychologique et dramatique en opposition, monde d’en haut et d’en bas, militaire et civil, l’homme et la femme, la guerre et la fête, l’amour et la mort.

Dans ce cadre raffiné, les costumes inspirés de Katia Duflot font merveille : rudesse sombre et rigide des uniformes des fiers tribuns, légionnaires et triumvir romains, face à eux, drapés clairs et souples, des vulnérables vaincus et, précédée de danseuses toutes voiles dehors, comme un envol de mouettes, Cléopâtre apparaît dans une robe comme voilée, drapée de lune argentée : l’enlacement avec la raideur de roc de Marc-Antoine qu’elle semble envelopper, est plutôt le choc de l’eau fluide contre la pierre qui en finira usée. Sa robe de fête mêle vague argent et rose fanée, puis elle est, avant sa mort, de blanc vêtue sous un impalpable voile de victime qui flotte, vole telle une âme agitée cherchant à se poser, à repose enfin.

      Toute en fidélité au texte, impératif imposé par l’ayant droit de Massenet, la mise en scène de Charles Roubaud se coule dans ce moule qu’il a voulu : beauté plastique des mouvements de masse, presque aérienne ou ondoyante de voiles des danseuses de Cléopâtre, rigueur verticale militaire du monde romain et horizontalité orientale égyptienne, amoncellement moelleux de coussins et l’on pense au désordre voluptueux de La Mort de Sardanapale comme dans ce suicide annoncé. Les héros nobles le sont aussi par le maintien, l’attitude, la sobriété de l’expression hors les fureurs jalouses de Marc-Antoine et le désarroi de Spakos. Sous sa direction, de grands et beaux acteurs autant que chanteurs.

 

      Interprétation

       L’homogénéité du plateau est évidente et sensible dans tous les rôles et mâles voix graves des hommes : Philippe Ermelier est un Ennius puissant, Bernard Imbert un Amnhès picaresque et pittoresque, Jean-Marie Delpas un Severus d’une romaine solidité et même l’épisodique esclave Norbert Dol a une richesse de timbre digne d’intérêt. À côté de ces voix sombres, et surtout auprès du vainqueur baryton auquel il s’oppose d’emblée en imposant Cléopâtre avant même son entrée, la voix claire et aiguë de Luca Lombardo fait contraste saisissant et signifiant : l’aimé n’est plus le ténor, héros déchu désormais, et son déchirement de véritable amoureux fidèle et désintéressé, d’amant bafoué et sacrifié, il l’exprime avec une vérité bouleversante. Il fait involontairement paire et couple malheureux avec l’autre personnage blessé, la soprano Octavie, épouse reléguée et abandonnée de Marc-Antoine, qui chante son désespoir et sa constance d’une belle voix lumineuse mais aussi ferme que le devoir de matrone romaine que Kimy Mac Laren incarne avec une grande élégance scénique.

Tel le quatuor vocalement inversé de Cosí fan tutte, que le déguisement harmonise en paires de voix de tessiture et couleur semblables, ici, la passion écarte des grands rôles les voix traditionnelles soprano/ténor pour laisser en tête à tête, en duel et duo, la mezzo et le baryton, unis pour le meilleur et le pire, pour l’amour et la mort. La stature, l’allure, la figure, la voix vaillante de Jean-François Lapointe en Marc-Antoine montrent à l’évidence qu’il est le centre du drame, l’épicentre du cataclysme politique et militaire qu’il déclenche, lui vainqueur, en passant sous les fourches caudines de sa soi-disant esclave Cléopâtre qui, à part l’avoir séduit, ne fait plus que subir les conséquences de ses actes ou de sa non action, jusqu’à mourir puisqu’il est mort. Il est de saisissante façon le soudard soûlard de l’Histoire, toujours la coupe à la main, veule et avili, rongé par l’inaction et le remords, mais si humain dans son désir et sa jalousie : il est Pelléas et Golaud à la fois, amoureux et jaloux. La Cléopâtre de Béatrice Uria-Monzon explique sinon justifie toutes les folies du triumvir : elle n’a qu’à paraître, voilée de deux ailes, jouant les vaincues pour vaincre. Son premier air, sans doute un peu trop grave pour sa voix, loin de le grossir, elle le murmure, le susurre et en arrondit, pour envoûter de velours vocal, les volutes mélismatiques étranges, enveloppantes. Une séduction non dans l’ivresse consciente du pouvoir de sa beauté mais dans la finesse de la conscience qu’elle joue et risque gros. Canaille, perverse, lucide dans la responsabilité de sa défaite, drapée dans sa dignité de reine divine risquant la déchéance publique du triomphe d’Octave, elle redevient humblement femme, humaine au moment de la mort par l’aspic que lui tend, dans le panier de fleurs et fruits, la charmante Charmion d’Antoinette Dennefeld : avec la même évidence scénique et vocale, aussi souveraine dans la grandeur que dans la misère de la commune mort.

Un beau danseur, Marco Vesprini, ovationné, et quelques ballets qui sacrifient à la tradition française et à un orientalisme de bon ton, un chœur bien préparé par Pierre Idodice agrémentent ce beau spectacle. Avec une gestique bien personnelle, plus affective que métronomique et géométrique, Lawrence Foster, réussit la gageure d’une direction sans accroc qui accroche l’auditeur à cette musique bien française par sa mesure mais étonnante sinon détonante d’un Massenet vieilli mais assez nouveau qu’il faudrait revisiter aussi respectueusement qu’ici.

Benito Pelegrín

 

 

Cléopâtre, de Jules Massenet [30].

 

Opéra de Marseille

Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille, direction musicale : Lawrence Foster [31].

Charles Roubaud, mise-en-scène ; Emmanuelle Favre, décors ; Marie-Jeanne Gauthé, vidéographie ; Katia Duflot, costumes ; Marc Delamézière, lumières.

Distribution :

Béatrice Uria-Monzon [32], Cléopâtre ; Kim Mac Laren, Octavie ; Antoinette Dennefeld, Charmion ; Jean-François Lapointe, Marc-Antoine ; Luca Lombardo [33], Spakos ; Philippe Ermelier, Ennius ; Bernard Imbert, Amnhès ; Jean-Marie Delpas, Sévérus ; Norbert Dol, l’esclave.

15, 18, 20,23 juin 2013.

 

Photos Favre et Gauthé :

1. Atrium de Marc-Antoine ;

2. Jardins de Cléopâtre;

Photos Christian Dresse ;

3. « Courtisane ! » : Uria-Monzon et Lapointe;

4. L’amour plus fort…

5. Luxure et perversion : le poison, Lapointe, Uria-Monzon, Dennefeld ;

6. Le couple malheureux, Octavie, Spakos, Mac Laren, Lombardo.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PORTRAIT DE BÉATRICE URIA-MONZON

Publié Par Rmt News Int Sur Dans Entretien/Portrait,Marseille,MP2013,News,Théâtre/Opéra | Commentaires désactivés
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Dans le cadre de sa saison méditerranéenne MP13, l’Opéra de Marseille présente donc, en première création sur notre scène, une nouvelle production de Cléopâtre, ledernier opéra de Jules Massenet. Et cette reine d’Égypte historique, mythique et légendaire, est incarnée, et de quelle intense et charnelle façon, par la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon.

 

Il suffirait à ceux qui ne la connaîtraient pas, pour ébaucher un portrait de Béatrice Uria-Monzon, d’une peinture, d’un tableau, d’une photo : il n’y aurait qu’à la voir, la regarder et tout serait dit en ne disant mot. Elle est d’une remarquable beauté. Mais en rester à la beauté physique de la personne serait faire injure à sa personnalité en l’enfermant dans le cliché, ou le cadre pictural, d’un personnage : femme et belle. Et tais-toi, bien sûr.

 

 

Mais cette belle femme-là, il n’y a pas qu’à la regarder, il faut l’écouter : elle parle, et bien, elle joue  et chante, très, très bien : le talent, l’art —et il n’y a pas d’art sans travail— viennent couronner le don de la nature. Béatrice Uria-Monzon est donc un ensemble unique sur scène d’une présence qui donne sens, sensualité, corps et voix, aux personnages qu’elle incarne. On fera donc grâce, on s’épargnera les clichés qui la poursuivent pour la décrire, grande et belle brune hispanique « à la peau mate », on évitera cet « œil noir », ce regard « de braise », dont on la gratifie à longueur d’article depuis qu’elle a redonné vie, de saisissante façon, à Carmen, en l’arrachant à tous les oripeaux d’une tradition caricaturale, qu’on a parfois tendance à lui faire endosser personnellement, comme si le personnage s’était emparé de sa personne.

 

 

Elle a certes apporté à ce rôle non seulement son physique séduisant, mais sa subtilité séductrice, le physique sublimé par l’intelligence, le corps, par l’esprit : beauté plastique, mais noblesse de l’allure, mise à distance par la figure, l’espièglerie de ce nez mutin, le sourire, l’ironie, de cette Carmen « toujours railleuse » qui, si elle se prend au tragique, ne se prend pas forcément au sérieux.Voici ce que j’en écrivais dans une critique :

 

« Dire de Béatrice Uria-Monzón qu’elle est Carmen semble un pléonasme : couleur de la voix, finesse et intelligence de la gitane aristocratique par nature, beauté hiératique et souriante, démarche naturelle de reine, elle en incarne la dignité au-dessus de toute contingence du monde vulgaire. »

 

En effet, avec elle, nul grossissement du trait sur scène, rien qui pèse ou pose, nul effet de hanches, de seins ni de sons poitrinés de façon vulgaire.On aura reconnu la fameuse habanera dont peu de gens connaissent que Bizet l’emprunte à son ami espagnol, le compositeur Sebastián Iradier, maître du genre, professeur de musique de l’Impératrice Eugénie. D’autres passages de l’opéra sont inspirés, bien sûr par la rythmique du folklore espagnol et le prélude du dernier acte de Manuel García, le célèbre compositeur, chanteur et professeur de chant tout aussi espagnol, père de la Malibran, image mythique de la diva romantique, et de Pauline Viardot García, tout aussi grande chanteuse et muse de nombre de compositeurs français. Bref, Carmen, l’Opéra le plus joué au monde est français par ses auteurs, Mérimée et Bizet, mais espagnol par son sujet et son inspiration.Alors, est-ce un hasard si Béatrice Uria-Monzon, ce magnifique produit d’une hybridation franco-espagnole, en est une incarnation qui s’est imposée comme naturellement dans le monde entier sur les plus grande scènes ? On compte, parmi les meilleurs Carmen de notre temps, Victoria de los Ángeles et Teresa Berganza qui en renouvela le personnage à Edimburgh. Mais ce sont deux espagnoles chantant un opéra français nourri de musique d’Espagne, poissons dans l’eau dans la part hispanique de leur culture, mais mal à l’aise parfois dans la francité, surtout lorsqu’on use la partition originale avec les passages parlés de l’opéra-comique qu’est cette œuvre. Béatrice, par contre, habite l’opéra dans ses deux dimensions, par le style français si particulier qu’elle maîtrise admirablement, et par sa dimension hispanique. Elle est la plus françaises des cantatrices et la plus espagnole des chanteuses françaises.Car elle a l’Espagne au cœur, et comme une blessure aussi. Sa voix vibre un peu en évoquant ce père chéri et admiré, le peintre Antonio Uria-Monzón (1929-1996) dont elle porte fièrement le nom. Enfant, il a vécu de plein fouet la guerre civile, voyant son père assassiné sous ses yeux, et, adolescent, il subit le franquisme. En 1952, il quitte l’Espagne avec un ami, riches simplement d’un âne et de leur peinture, grâce à laquelle ils vont vivoter d’abord, puis vivre enfin. Puis c’est le mariage dans le sud-ouest avec une française de cette région proche de l’Espagne. Enfance heureuse de Béatrice dans une grande famille de cinq filles et un garçon, bercée, enflammée par les rythmes espagnols. Une Carmen très personnelle, dont Béatrice, ayant approfondi le personnage nous révèle aussi que cette femme qui clame son droit à la liberté, qui meurt en proclamant sa liberté, est tout de même enfermée dans «des idées étroites et arrêtées, presque caricaturales. » Et, en effet, n’est-ce pas Carmen qui, malgré un excès de féminisme même libertaire, est enclose dans la réalité du machisme qu’elle ne remet pas en cause, dans la soumission fatale à un destin auquel elle ne tente pas d’échapper ? Subtile lecture de cette fine interprète, passée par l’Histoire de l’Art, qui approfondit ses personnages par la lecture dans la vie monacale, le sacerdoce qu’est le chant, la grande solitude du chanteur passant de l’hôtel au théâtre, avec la nostalgie et le souci de sa famille, dans l’exigeante discipline de la forme requise par la performance sur la scène.Loin des clichés mondains des divas en Rolls dans des palaces de rêve et des somptueuses réceptions. Elle, qui a incarné des reines, des princesses, mezzo o soprano, Didon, Cléopâtre, Amnéris, Santuzza, Chimène Eboli, Tosca, etc, de retour à ses racines de sa terre d’Agen, tête dans les étoiles et pieds sur terre, va faire ses courses seule à Auchan. Car à notre époque, dans notre société faite par les hommes pour les hommes, une femme, fût-elle une diva même la plus féminine du monde, est souvent obligée, surtout quand qu’elle se retrouve seule, de jouer l’homme et la femme au foyer conjointement, sinon conjugalement.

 

 

Ainsi, Béatrice de retour chez elle, n’hésite, pas, à user de la tronçonneuse, à conduire le tracteur, à veiller et surveiller sa propriété, ou, superbe Walkyrie, à chevaucher quelquefois sa moto pour courir à une répétition à l’opéra. Bien que la prudence l’ait contrainte à renoncer à ce moyen de locomotion, si utile dans les villes, mais émotion ou commotion inutile pour ceux qui l’attendent : dans la jungle de l’asphalte, le danger rôde pour une héroïne d’opéra plus que sur une scène tragique.BP