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Les Olympiades de l’Etang de Berre 

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Le R.A.I.D de l’Etang de Berre

  Une association citoyenne, un projet fort et généreux

                 Pour réveiller les consciences

 « Eduquer un enfant, c’est s’offrir à lui en exemple » (Martin Gray)

Olympe 24, programme éducatif, projet citoyen et sportif porté par le R.A.I.D de l’étang de Berre est le fruit d’un travail collaboratif avec la jeunesse. Le 23 février, des élèves du collège Charloun-Rieu de Saint Martin de Crau se sont rassemblés et unis, après une course symbolique autour du stade, autour des 5 anneaux olympiques afin de lancer officiellement l’ouverture des Olympiades.

A RETENIR : 5 dates symbolisant les 5 anneaux olympiques
31 mars, 
pétanque à Saint-Chamas – 20 avrilcourse cycliste à Istres – 18 mai, tournoi de foot à Fos-sur-Mer – 29 juin épreuve de voile et paddle à Châteauneuf-les-Martigues – 27 juillet 2024course pédestre des ponts bleus à Martigues. Des évènements sportifs afin de sensibiliser la population sur les problèmes liés à la lagune.

L’association citoyenne le R.A.I.D de l’étang de Berre, présidée par Jean-Philippe Garcia, vise à sensibiliser la population sur les enjeux autour de l’étang de Berre tant sur les questions environnementales, que sur les questions de santé publique.

Nous avons rencontré Jean-Philippe Garcia, un président engagé, citoyen, humaniste.

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Interview

Isabelle Verna Puget : -Jean-Philippe Garcia, pouvez-vous présenter votre association à nos lecteurs ?

Jean-Philippe Garcia– Le RAID de l’étang de Berre, c’est d’abord une association citoyenne née le 29 août 2019 lors d’un périple que j’ai fait en marche nordique tout autour de l’étang dans le cadre de la réhabilitation de l’étang de Berre. Deuxième plus grand étang salé d’Europe, l’étang de Berre est pollué d’une part par les rejets d’eau douce de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas et, d’autre part, par les installations pétrochimiques tout autour de l’étang qui rejettent des fumées toxiques. Avec cette association nous créons des événements sportifs, culturels ou artistiques pour mettre un coup de projecteur sur l’étang de Berre afin que les autorités entendent le message de la société civile.

I.VP – Depuis la création de votre association en 2019, la situation catastrophique de l’étang de Berre s’est-elle améliorée ?

J.P. Garcia – Je serais tenté de vous dire oui parce qu’on nous dit que les maires sont fiers de brandir le pavillon bleu sur les plages, néanmoins la qualité de l’eau n’est pas acceptable puisqu’on rejette toujours des millions de mètres cubes d’eau douce dans l’étang et que les industries pétrochimiques y sont toujours. On nous dit que l’eau n’est pas dangereuse pour les usagers de l’étang mais il faut arrêter les rejets d’eau douce qui détruisent quelque chose qu’on ne voit pas à l’œil nu, c’est-à-dire la faune et la flore. Pour nous rien n’a changé. La situation de l’eau ne s’améliore pas.

I.VP – Fédérer la population autour d’un projet, d’une cause, aussi louable soit-elle, devient une prouesse de nos jours. Comment avez-vous réussi cette gageure, ce pari ?

J.P Garcia– Nous avons un fil conducteur, l’étang de Berre et nous y vivons tous. Nous sommes tous concernés par cette question-là. Je serais tenté de dire que les questions environnementales touchent tout le monde, pas simplement les gens qui vivent autour de l’étang. On a profité de l’occasion que nous offrent les jeux olympiques 2024 et nous avons créé nos propres olympiades en parallèle. C’est un coup de projecteur sur l’étang tout en valorisant le travail fait par les clubs sportifs qui sont, en fait, les forces vives de ce territoire et les premières personnes concernées.

I.VP – Le sport pour sensibiliser surtout les jeunes… Etes-vous aidé par les institutions dans votre démarche ?

JP Garcia – Le R.A.I.D de l’étang de Berre est une association citoyenne très originale. Nous n’avons et ne voulons aucune subvention car nous désirons rester indépendants. Nous travaillons avec les maires, les élus, qui sont des partenaires indispensables dans le cadre de la reconquête de l’étang de Berre, mais nous ne les sollicitons absolument pas financièrement.

I.VP -Olympe 2024, cinq villes comme les cinq anneaux olympiques… Vous nous parlez de ce grand projet qui, d’ailleurs, est déjà sur les rails ?

JP Garcia -Olympe 2024, avant d’être un projet est un programme éducatif dédié aux jeunes. J’interviens dans les écoles, les collèges et les lycées pour sensibiliser les jeunes sur les questions environnementales et les enjeux de l’étang de Berre. Ce programme éducatif, c’est aussi un projet citoyen puisqu’on associe les populations et les sportifs. On sensibilise les jeunes également sur le symbolisme du drapeau olympique et les 5 anneaux qui représentent les cinq continents sur un fond blanc qui est l’union entre les peuples.  On essaie de faire cette réunification des citoyens autour de ce projet. Les communes sont associées pour participer à cette reconquête de l’étang de Berre à travers des évènements sportifs.

I.VP – Amitié, respect, excellence, auxquelles on peut ajouter détermination, inspiration et courage, ces valeurs de l’olympisme ne peuvent que renforcer l’esprit de votre association. Comment les jeunes répondent-ils, avec enthousiasme ?

JP  Garcia – Oui, les jeunes y répondent avec enthousiasme. L’éducation est la pierre angulaire de notre projet. Ce ne sont pas des mots vains, un slogan. On veut repenser l’avenir de l’étang avec eux. Ce sont les futures générations qui vont avoir en charge la gestion de ce patrimoine naturel et l’idée est de les associer dès le plus jeune âge dans cette vision que nous avons de la responsabilité de cet étang.

I.VP -De grandes personnalités seront présentes. Vous nous en présentez quelques-unes ?

« L’appel des cent », cent personnalités publiques soutiennent Olympe 24 »

J.P Garcia– c’est la question terrible ! On a lancé un projet qui s’appelle ‘’l’appel des 100’’, cent personnalités qui soutiennent Olympe 2024. Vous pouvez trouver le nouveau clip sur les réseaux sociaux. 150 personnalités ont répondu ‘présent’ et c’est incroyable. Il y a des soignants, des chefs d’entreprise, des avocats, des journalistes, des artistes et des sportifs de haut niveau. Ce sont tous des citoyens qui s’engagent et nous tenons à remercier toutes ces personnes qui crédibilisent notre projet et s’associent à cette formidable aventure humaine.

I.VP – Vous êtes un grand sportif, défenseur de la nature, intervenant en milieu scolaire, d’où tenez-vous cette volonté d’œuvrer pour le bien de tous ?

J.P Garcia– C’est dans mon ADN. Je me définirais comme un faiseur. Je fais des choses et j’essaie de faire en fonction des moyens que j’ai à ma disposition. Si on avait des millions d’euros on pourrait faire de plus grandes choses mais néanmoins on utilise les capacités, l’énergie et les talents qui sont autour de nous. Nous vivons sur un territoire qui regorge de talents. Je remercie les journalistes qui nous offrent cette vitrine pour parler de ce magnifique projet. Je suis reconnaissant du parcours que j’ai effectué à travers ce projet et de la rencontre de belles personnes. C’est Aragon qui disait : « J’ai tout appris de vous sur les choses humaines. »Il avait raison. Ce sont ces belles rencontres qui me font avancer et qui me permettent d’organiser de beaux événements comme celui-là.

I.VP – Vous citez Aragon… A quoi rêviez-vous enfant ?

« Un monde meilleur, un monde d’humanité »

J.P Garcia– A un monde meilleur, un monde d’humanité. Le monde est en train de se déshumaniser. II faut encore un gros travail de la part de chacun pour essayer de réhumaniser la société dans laquelle on vit aujourd’hui.

I.VP – Quel espoir fondez-vous à court terme sur l’étang de Berre ?

J.P Garcia– J’aime la vie, je crois aux hommes, je pense que les choses devraient s’améliorer si l’être humain s’inscrit dans une démarche où l’intérêt général prime. On essaie d’éveiller les consciences à l’école mais les adultes ont une responsabilité cruciale. « Eduquer un enfant, c’est s’offrir à lui en exemple. ». Il faut repenser l’avenir de notre patrimoine qui est un trésor inestimable.

Isabelle Verna Puget

Don Quichotte de Jules Massenet

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Opéra de Marseille,

Dimanche 24 mars 2024

Dernière représentation à Marseille, le 12 mars 2002

Opéra en cinq actes, inspiré non du livre de Cervantès, mais du livret d’Henri Cain tiré d’une pièce de théâtre de Jacques Le Lorrain, Le chevalier de la longue figure, créée à Paris en 1904, sans doute pour le 300e anniversaire de la publication du roman l’année suivante. L’Opéra le sera à Monte-Carlo en 1910, avec beaucoup de succès, la grande basse russe Chaliapine dans le rôle-titre.

Cervantès et Don Quixote, modèle moderne du roman

Don Quijote aujourd’hui, Don Quichotte en français selon l’exacte prononciation du X castillan ancien, de Don Quixote, pour être précis, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de La Manche, est un roman écrit par Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616). On appelait Cervantès aussi « El Manco glorioso », ‘le glorieux manchot,’ car, aspirant à la gloire militaire, engagé dans la flotte espagnole d’Italie, il perdit l’usage de la main gauche d’un coup d’arquebuse lors de la fameuse bataille de Lépante en 1571, qui porta un coup d’arrêt à l’avancée des Turcs en Méditerranée.

Il persista dans la vie militaire mais quatre ans plus tard, bénéficiant d’un congé, se rendant en Espagne, au large des côtes catalanes, son bateau fut attaqué et pris par des galères turques et il fut vendu comme esclave à Alger. On l’y condamna aussi au bagne car il tenta par quatre fois de s’évader, refusant même sous la torture de dénoncer ses compagnons, assumant seul le projet d’évasion. Finalement racheté par les Trinitaires (le rachat d’esclaves était un commerce), il rentra en Espagne et y mena sa vie littéraire, théâtrale, poétique, une œuvre pétrie d’humanisme, qui témoigne, sans aucune amertume, de ces terribles expériences. Deux de ses pièces ont pour cadre Alger et l’épisode de cette captivité. Commissaire aux vivres, accusé de vente illicite de blé, il fut emprisonné plusieurs fois, excommunié, innocenté. Mais, après son adieu aux armes, il avait abandonné l’épée pour la plume.

Don Quichotte fut publié à Madrid en deux parties, 1605 pour la première, puis la seconde en 1615. Son succès fut tel qu’il subit des tentatives de récupération frauduleuse avec une suite apocryphe. Aussitôt connu en France, il sera traduit dans plus de cent-quarante langues et dialectes et, avec la Bible, fait partie des livres les plus traduits au monde. Jouant avec la fiction, les héros de fiction Quijote et Sancho, lisant et commentant leurs propres aventures supposées traduites d’un historien arabe en espagnol, superposant les points de vue en miroir, le perspectivisme du regard différent des deux héros sur le même réel, fait que ce livre est considéré comme le premier roman moderne, fascinant certains théoriciens du Nouveau roman. Milan Kundera en fait un pilier de son Art du roman et voit en Cervantès le « fondateur des Temps modernes », d’un monde « fondé sur la relativité et l’ambiguïté des choses humaines », l’ambivalence de la Vérité, où les dogmes se fissurent, « incompatible avec l’univers totalitaire », qui règne sur la pensée unique obligatoire. Dans la « Septième partie » de son essai, il écrit :

« Le romancier n’a de comptes à rendre à personne, sauf à Cervantès. »

Du livre au livret de l’opéra

Avec un flagrant non-sens, la pièce et le livret situent l’action au Moyen-Âge, sans que personne n’y semble contredire, alors qu’elle est supposée contemporaine de l’écriture du roman, le début du XVIIe siècle puisque, justement, Don Quichotte, est jugé anachronique et fou parce qu’il veut restaurer, en pleine époque moderne, l’épopée de la chevalerie médiévale errante, attifé de la cuirasse de son bisaïeul et coiffé d’un casque bricolé d’un plat à barbe. Grand lecteur érudit, il a la tête farcie par tous ces romans de chevalerie si en faveur dans la Péninsule ibérique, dont se délectaient les Espagnols, dont s’accompagnaient les conquistadors qui donnaient des noms tirés de ces récits fabuleux aux fabuleuses terres qu’ils découvraient : Califormie, de la reine Cali d’un de ces romans, Floride et sa fontaine de l’éternel printemps fleuri d’un autre. Même les auteurs mystiques, les futurs saints, comme sainte Thérèse, en étaient enflammés, et Ignace de Loyola, en chevalier de la Vierge, Dame parfaite, voulut défier en duel un maure qui avait osé douter de sa virginité, considérée sa réalité de mère.

Tout le monde connaît le terme affectif de Dulcinée pour désigner la femme aimée passionnément. C’est un héritage du Don Quichotte où c’est le nom de la vaporeuse Dame invisible des pensées du chevalier errant, Dulcinea del Toboso, qu’il donne à une vigoureuse paysanne dont il refusera toujours la réalité concrète. C’est la plus grosse et grossière trahison du livret de l’opéra de Massenet, puisque Dulcinée, dépouillée de sa poésie immatérielle, très à la française XIXe siècle, y est une courtisane qui vend ses charmes à une foule de galants empressés.

Dans le roman, Cervantès raconte les aventures d’un nobliau, d’un hidalgo pauvre, Alonso Quixano, vivant dans la Manche, le sud de la Castille. La tête tournée par les livres héroïques de chevalerie d’une époque idéaliste bien révolue, il prend la décision de devenir chevalier errant sous le noble nom de Don Quichotte et de parcourir l’Espagne pour combattre le mal, protéger les opprimés, défendre la veuve et l’orphelin. À son cheval, et pas une jument comme on croit, mais une rosse, un rocin, il donne le nom ronflant de Rocinante, en rien péjoratif. D’un paysan naïf, Sancho Panza, il fait son écuyer, qu’il traite noblement non en seigneur mais comme son égal, un ami, et même, il l’appelle parfois « fils ».

Comme les conquistadors lancés à la conquête du Nouveau Monde, comme les mystiques lancés à la conquête des Indes du Ciel, c’est avec la même folle énergie que leur contemporain Don Quichotte s’élance en ce bas-monde pour en corriger les injustices. Il voit tout au prisme de son rêve chevaleresque généreux : les auberges deviennent des châteaux, les paysannes des princesses, et les moulins à vent de la Manche, alors tout nouveaux et immenses pour l’époque, des géants. Il combat pour la liberté, le meilleur des biens, et il délivre une file de prisonniers condamnés aux galères, qui se retournent contre lui. Mais les défaites de ses combats moraux sont plus belles que certaines victoires.

Sancho, avant d’en être imprégné à la longue, s’étonne au début de l’idéalisme grandiose de son maître et le Chevalier à la Triste Figure lui répond cette magnifique phrase, ignorée du livret :

« Ami Sancho, vouloir changer le monde n’est ni folie ni utopie, mais justice. »

Une justice terrestre à régler entre hommes et, si les chevaliers errants sont les ministres de la justice de Dieu sur terre, le roman dispense une morale profane, évidemment sans contradiction avec la religion, mais pas religieuse pour autant même si, dans ses conseils à Sancho devenu gouverneur d’une île, qui a la foi du charbonnier, le Chevalier parfois prédicateur, lui parle de Dieu comme référence morale, un Dieu dont à ses yeux, revenu de ses illusions, parmi les attributs, « brille davantage la miséricorde que la justice », dit-il sur son lit de mort. Cependant, les chevaliers des romans professaient une religion à la fois mondaine et mystique de la Dame : c’est elle qu’ils invoquaient à leur mort, et non Dieu ou la Vierge.

Saint laïque ?

La pièce, écrite en pleine guerre anticléricale, est créée l’année précédant les fondamentales lois séparant l’Église de l’État de 1905. Dans l’œuvre, et souligné à l’évidence par le metteur en scène, Don Quichotte, moqué, raillé, humilié, torturé par les bandits, pratiquement mis en croix, est une figure christique dont l’innocence, la bonté réussissent l’exploit de renverser la situation et parvenant, sans coup férir, sans blessure, à se faire rendre le collier dérobé à Dulcinée par des bandits qui le prennent pour un saint et demandent sa bénédiction. Pour Dulcinée conquise et émue, c’est un « fou sublime ».

          Inspiré du roman éponyme de Benito Pérez Galdós (1885), le dernier film mexicain de Buñuel Nazarín (1958, primé à Cannes en 1959), est une cruelle parodie du parodique Don Quichotte de Cervantès avec son nazaréen héros, prêtre sacrificiel volé, calomnié, injustement accusé, poursuivi, traqué, injurié, frappé, acceptant tout comme un Chemin de Croix de Jésus.

          Esclave à Alger, Cervantès a connu les trois religions du Livre, fréquenté, en Espagne même, les descendants survivants de juifs ou de musulmans convertis à la force. Dans son œuvre, si Dieu ne peut y être nié, on ne trouve pas trace de dogmatisme religieux. Dans son roman une toute simple phrase, «Sancho, con la iglesia hemos dado », ‘Sancho, nous avons trouvé l’église’ quand, dans un village nocturne les deux personnages cherchent un château, a donné lieu à des gloses infinies, peut-être, comme une raillerie de l’obstacle de l’Église institutionnelle espagnole.

Réalisation et interprétation

Le rideau se lève sur une nocturne foule en liesse, poussant avec allégresse des « Alza !» aussi abondants dans cette pièce que rarissimes ou inconnus en Espagne (qu’on y est obligé de surtitrer et de traduire par « Anda ! » ou « Arriba !»), d’autant que le z fricatif sourd espagnol, prononcé à la française, lui donne un caractère insolite, aussi surréaliste que les quatre étranges spectres sculpturaux torse nu, un bras noir, l’autre blanc, dignes d’un film de Cocteau, ou figurations fantomatiques, plus bénéfiques que maléfiques, qui escortent le Chevalier. Fête de musique espagnolisante de bonne facture d’un Massenet qui, depuis Don César de Bazan a puisé en Espagne l’inspiration de quatre opéras et d’un ballet.

Noir, c’est noir, un univers chromatique de Soulages pour un monde ténébreux où se distinguent, de noir vêtus aussi, une foule d’hommes en habits, en fracs, de l’époque de la pièce et de l’opéra, haut de formes formant une ronde, une funèbre fresque, comme les fraises blanches des bandits, arrachés de l’ombre par les lumières ombreuses de Patrick Méeüs, une oxymorique et cornélienne « obscure clarté qui tombe des étoiles » quand, le rideau dans le rideau s’ouvrant, apparaît, comme un astre, en robe scintillante, Dulcinée, véritable vision stellaire digne du visionnaire Chevalier.

Comme un tiento vocal de flamenco, ses longues roulades voluptueuses, introduisent une très lente cantilène au rythme très assagi de séguedille, « Une femme à vingt ans… » qui n’a pas oublié la coquette et inconséquente Manon alors que cette Dulcinée, plus subtilement, laisse déjà percer les suites de l’âge et les ravages du temps pour la femme fragile en sa beauté, dans son dernier air de courtisane usée, abusée, blasée, héritière aussi, dans ses nostalgies d’amour pur de Dame aux camélias, de Traviata, prémonitoire Marilyn blonde lassée, se dépouillant de sa perruque comme des illusions de jeunesse,  traversant la scène dans un raccourci et une anticipation magistrale de la trajectoire des astres filants, éclairs de lumière et de feu, des femmes objets consommées et consumées de ce monde patriarcal où l’on feint de les laisser régner pour s’en régaler et rejeter dans l’ombre.

Les transformations sinon à vue, derrière le paravent des bras des admirateurs des somptueux costumes de Diego Méndez Casariego, de la belle, ou du simple rien qui l’habille, un simple drap dont elle tire ses revenus, métaphorisent le métier de cette Dulcinée à laquelle, pulpeuse, voix charnue, d’ombre et d’ambre, voluptueuse sans lourdeur, nimbée de nostalgie, Héloïse Mas prête sa languide beauté, et sa grâce parfois picaresque.

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Dans cette épure minimaliste de Louis Désiré, dans cette nuit généralisée, trône et sera traîné comme un symbolique chariot de théâtres et lieux divers des exploits immobiles, un lit à baldaquin défraîchi, ciel de lit des songes et mensonges annonçant une phrase de la fin, lit de vie multiple de l’orgie et de mort, lit sans doute premier du sommeil hanté de ces images de Don Quichotte et de sa fin : le sommeil de la mort de Calderón. Sur un tabouret, une simple et dérisoire statuette équestre du seul Don Quichotte lance en main, sans le bon Sancho sur son âne, déplacée, figure les errances du Chevalier, dont une vieille veste militaire, épinglée de médailles, comme une défroque, semble indiquer un passé miliaire glorieux, celui du Quichotte ou de Cervantès.

Comme un contrepoint à jardin, un groupe de chaises offre à Dulcinée et acolytes, l’occasion de beaux groupes de mouvante sculpture. Dans l’ombre, belle danse lumineuse des chapeaux ou fanaux colorés. Louis Désiré a sûrement lu le roman car, dans l’ombre, cette indiscernable grotte creusée dans la roche de miroirs, est sans doute celle des chapitres XXII à XIV de la Seconde partie, la « Cueva de Montesinos », grotte qui existe réellement, à Albacete de la Manche, qui se visite. C’est un épisode onirique et poétique du sommeil et enchantement de Don Quichotte, qui y descend avec une corde, où il a la vision d’un fameux épisode chevaleresque dans un château aux murs de cristal où il découvre la tombe de Durandarte (du nom de l’épée Durandal de Roland), qui, retrouvé blessé à mort à Roncevaux par Montesinos, lui demande de lui extraire le cœur pour l’adresser à Paris à sa dame à qui il appartenait de son vivant. Dans une farce vaudevillesque, La cueva de Salamanque, ‘la grotte de Salamanque’, Cervantès présente une épouse adultère délurée, qui use du mystère prêté aux cavernes pour faire accroire au crédule mari que les hommes, qu’il découvre à son retour inopiné au foyer, ne sont que de joyeux démons suscités par la magie malicieuse de la grotte.

On salue le bien chantant quadrille, le quatuor dansant des galants pas trop malheureux de Dulcinée qui les reçoit en son lit, le ténor Camille Tresmontant et le longiligne baryton, Frédéric Cornille, respectivement Rodriguez et Juan, auxquels s’agrègent, beautés féminines travesties en hommes, nos amies admirées Laurence Janot, soprano (Pedro) et la mezzo, Marie Kalinine (Garcias, drôle de graphie non hispanique !), portant bien le smoking et le haut de forme à la Marlène, sous leur coiffure déjà à la future Loulou de Louise Brooks.

Pas de spectacle sans les indispensables utilités de petits rôles, les Premier et Second serviteurs Gabriel Rixte et Norbert Dol, les Premier et Second Brigand et Jean-Michel Muscat et Cédric Brignone.

Florent Mayet, nouveau chef de chœur, tient bien et mène allègrement sans bouille les chœurs nombreux. À la direction, Gaspard Brécourt, sait jouer de la fibre et fièvre épique de la partition chevaleresque, et du registre intimiste amoureux, poétique, très délicat de l’œuvre. La sérénade aux étoiles de Don Quichotte, dans son initiale mélodie toute simple de deux fois six notes, revient plusieurs fois comme un leitmotiv jamais lourd, chaque fois paraissant nouveau dans sa fraîcheur naïve.

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          Déjà fait au rôle, au personnage forcément comique de Sancho, Marc Barrard ne donne pas un comique forcé. Certes, dans la tradition bouffe de la tirade contre les femmes, il sait être satirique, sarcastique comme le texte le requiert, mais il laisse percer une amertume qui transcende un peu d’expérience personnelle les clichés convenus. En revanche, comme un personnage de demi-caractère, il apparaît comme un lucide observateur ; renversant la hiérarchie, attendri, l’écuyer traité dignement en fils, devient comme un père protecteur de son noble Maître enfantin, qu’il défend contre les malveillants et sa tirade indignée contre les impitoyables railleurs est digne de celle de Rigoletto contre les courtisans, arrachant émotion et tonnerres d’applaudissements. Avec Dulcinée, digne et consciente lucide de sa déchéance, qui refuse le généreux mariage offert par le Chevalier dont elle s’estime indigne, il est le seul personnage humain.

          Humain, trop humain comme dirait Nietzsche, même tiré parfois un peu excessivement vers une fade bondieuserie ou sentimentalisme saint-sulpicien au goût bourgeois de la fin du XIXe siècle, le personnage de Don Quichotte est dépouillé dans l’opéra de sa grandeur épique même dans ses défaites, ne défaisant les bandits que par l’effet de sa bonté et non de sa force. J’avais dit un jour, ou écrit à Nicolas Courjal que, quel que fût le personnage lyrique auquel le conduirait ou condamnerait sa grande voix de basse sombre, destinée toujours aux méchants, il n’en pourrait jamais faire un héros totalement noir tant, par sa souplesse, sa douceur, elle déborde d’humanité irrépressible. Ici, il prenait le rôle de Don Quichotte, héros et martyr de la générosité, y planait, en endossait les habits avec un naturel confondant de bonté rayonnante, de grâce humaine. Introduite par un beau solo de violoncelle, la mort de Don Quichotte dans les bras de Sancho, est une scène poignante : l’écuyer, déchiré de douleur, accompagne l’agonie du maître qui va s’endormir dans « la splendeur des songes », qui justifie ce lit obsédant. C’est un grand moment lyrique : Barrard et Courjal en font un moment d’anthologie qui nous arrache les larmes.

          Concluons par la belle réponse de Sancho, devenu Gouverneur, à la Duchesse :

« Madame, où il y a de la musique, il ne peut y avoir de mal. »

Mis beaucoup de bonheur.

 Benito Pelegrín

Don Quichotte

de Massenet

Coproduction Opéra de Saint-Etienne / Opéra de Tours
Création le 31 janvier 2020 à l’Opéra de Saint-Étienne
Décors, costumes et accessoires réalisés dans les ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne

Direction musicale : Gaspard BRÉCOURT
Assistant à la direction musicale : Federico TIBONE

Mise en scène : Louis DÉSIRÉ
Décors et Costumes : Diégo MÉNDEZ CASARIEGO

 Lumières : Patrick MÉEÜS

Régisseur de production : Jean-Louis MEUNIER

Régisseur de scène : Jacques LE ROY

Surtitrage : Richard NEEL

Régie de surtitrage : Qiang LI

Dulcinée : Héloïse MAS

Pedro : Laurence JANOT

Garcias : Marie KALININE

Don Quichotte : Nicolas COURJAL

Sancho : Marc BARRARD

Rodriguez : Camille TRESMONTANT

Juan : Frédéric CORNILLE

Premier serviteur : Gabriel RIXTE

Second serviteur : Norbert DOL

Premier brigand : Jean-Michel MUSCAT

Second brigand : Cédric BRIGNONE

Orchestre et Choeur de l’Opéra de Marseille

Chef de Chœur Florent MAYET
Pianiste / Cheffe de chant : Astrid MARC

PHOTOS CHRISTIAN DRESSE 

  1. Mort de Don Quichotte ;
  2. Apparition de Dulcinée ;
  3. Dulcinée et Don Quichotte

 

Quatre jours à Paris à l’Odéon (Marseille)

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Opérette en deux actes et six tableaux

Livret de Raymond Vincy et Albert Wullemetz

Musique de Francis Lopez

Théâtre Odéon,

Dimanche 7 mars

« Quatre jours ? », m’exclamai-je lors d’une ancienne production, « On en prendrait bien quarante, et même autant de fiévreuses nuits, et ce ne serait pas une quarantaine pour fièvre quarte ou autre virale infection, mais pour une vraie affection envers cette troupe qui s’est dépensée sans compter pour nous contenter ». Je n’imaginais dont pas prendre un tel plaisir dans cette nouvelle production signée, pour la mise en scène et l’exacte et minutieuse chorégraphie, de Caroline Clin qui, dans la première, incarnait avec bonheur Simone, la jalouse manucure amoureuse. C’est dire si elle connaît l’œuvre de l’intérieur, sur le bout des doigts et, ici, sur la pointe des pieds de ses interprètes qu’elle fait si bien danser, Von Kopf bis Fuss, dirait Marlène, ‘de la tête aux pieds’ ou, plutôt des pieds jusqu’à la tête de leur jeu et propos.

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En effet, j’avais toujours souligné sa prestesse à manier les troupes, les groupes, à les évacuer presto de la scène, sans un temps mort, sans la lourdeur d’un désordre, mais, ici, c’est en pleine chorégraphe qu’elle les manie, toujours dans un rythme soutenu de la musique menée tambour battant par Bruno Conti, sans creux, sans trou et, toujours aussi le geste, même les gesticulations accordées à la mise en valeur d’un texte, des répliques, jamais téléphonées, jamais appesanties d’un effet forcé, tout, situations, paroles et danse semblant couler de source : ainsi, même le personnage épisodique du Professeur (Jean Goltier), sans presque rien à dire ni une croche à chanter, sans anicroche se coule et trouve sa place naturelle dans le chœur et ballet final, la samba effrénée, joyeusement répétée plusieurs fois, sans faux-pas.

C’est dire la précision méticuleuse, le respect avec lequel elle traite, et j’ose dire magnifie joyeusement, cette légère opérette bien classée dans le genre du vaudeville canonique par le sujet et un texte, qu’elle fait souvent percuter sans coup de canon, rendant tout naturels et la convention du théâtre et l’artifice : de l’art. Du grand art. 

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Esthétique années 60

J’imagine aisément aussi, au souvenir d’autres de ses mises en scène qu’elle a veillé aux costumes bien soignés, élégants, harmonieux, puisés dans les réserves de l’Opéra de Marseille et aux décors réussis de Loran Martinel. Si la pièce est de 1948, au sortir de la guerre, le décor, surtout ce rose du canapé et ses répliques (chemises, ceintures, foulards) dans des costumes, semble directement teinté, imprégné de la Panthère rose de 1963, dont le thème musical mystérieusement facétieux sur la pointe des pieds, sonne en un moment. Et c’est bien aux années 60 que semblent référer les beaux vitraux latéraux du salon de coiffure, d’une esthétique Op art version Vasarely, des formes géométriques surlignées de noir,  rose, noir, blanc, le poncho zébré jaune-marron-orange d’Hyacinte, et ce poulailler peint à la façon Pop art des sérigraphies de Warhol. Les jupettes courtes à la Mary Quant des dames, les robes style Courrège, leurs coiffures au brushing ou chignon raidi à grand renfort de laque, parfois bandeau, des amorces de damier noir venant faire vibrer le blanc intense des costumes ou pantalons et souliers des hommes contrastant avec le t-shirt de Nicolas ou manches longues de Ferdinand. Seule la serine héroïne se distingue en robe canari, tripliquée chez deux consœurs, éclatante de soleil au milieu de la déclinaison poulaillère orange, roux, marron. C’est d’un grand raffinement aussi agréable à l’œil et à l’esprit que la musique légère, guère encombrante à l’oreille.

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L’œuvre

Musicalement, ce n’est pas du meilleur Francis Lopez dont tant de mélodies se coulent si facilement dans l’oreille et la mémoire. « La samba brésilienne » (au Brésil, c’est du masculin, tout comme le, el tequila au Mexique !) jolie redondance comme si la samba pouvait être d’ailleurs (même s’il y en a en Argentine), est peut-être le refrain le mieux connu de l’ensemble, très contagieux, d’une entraînante folie, exalté par le chef et l’Orchestre de l’Odéon très en joie, pour la nôtre.

Mais, en revanche, les chansons gagnent en qualité de texte ce qu’elles perdent peut-être en charme musical. Ainsi, les couplets relativement érudits comme du Offenbach entonnés par Hyacinthe sur son rêve d’un « monde sans femmes » (paradoxe du patron du salon de beauté qui ne vit que par elles), qui enfile la litanie plaisante des couples célèbres perdus par la Femme depuis Adam et Ève, Samson et Dalila, en passant par Abélard, châtré (on le passe) à cause d’Héloïse, tirade qui relève d’une vraie culture populaire dispensée alors à tous par l’École de la République.

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Par ailleurs, contrairement à nombre d’opérettes, ou mêmes quelques opéras, qui sont une enfilade de scènes, de tableaux juxtaposés, mais sans guère d’action dramatique tenant en haleine, il y a ici une vraie construction théâtrale, certes dans les conventions du genre, les surlignant même théâtralement par des clins d’œil, avec ses deux parties contrastantes entre le salon de beauté parisien et l’auberge provinciale où, comme en tout  bon vaudeville, tout le monde se retrouve dans la plus invraisemblable mais hilarante conjonction de conjoints et amantes en folie, avec les quiproquos des fausses identités et des méprises à la clé, clé de voûte de la comédie.

Par ailleurs, cette construction en chiasme, en triptyque, Paris/La Palissse/Paris, avec l’axe provincial, donne lieu à des micro-figures géométriques internes d’un grand comique implacable de répétition, impeccable de précision chorégraphique et même acrobatique, telle la scène, « Ah, quelle nuit ! » que Carole Clin fait passer trois fois au prisme, je dirais gymnique, de trois couples à l’épreuve de ces bonds, rebonds, sauts de table de sur table : c’est le même mais varié comiquement par ce trois fois deux des acteurs chanteurs danseurs. À Paris, ce sera l’inénarrable refrain « J’arrive de La Palisse », « C’est mon jour de repos », encore varié avec une verve irrésistible d’invention et bonne humeur.

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L’intrigue se passe à Paris mais, avec Francis Lopez, Basque espagnol né par hasard en France, la latinité musicale ne perd jamais ses droits, même élargie comme ici au Brésil, un Brésil, plutôt hispanisé en accents et noms, Amparita pour elle, Bolivar pour lui (comme le héros de la décolonisation sud-américaine), acclimaté à un Paname qui a acclimaté bien des Brésiliens, qui a toujours accueilli en son sein le monde entier, ses rythmes les plus endiablés. Ah, le fameux, le joyeux drille Brésilien de La Vie parisienne d’Offenbach qui vient se faire voler à Paris par de jolies femmes tout l’or que là-bas il a volé ! Ici, on inverse le genre : c’est la pétulante, pétaradante, puissante et possédante Brésilienne venue aussi faire la fête aux dépens de la bourse et de l’honneur de son riche mari. Comme si le rôle avait été exactement taillé pour elle, c’est Marie Glorieux (nom qu’elle mérite au féminin) qui se glisse dans ses habits divers, avec la même beauté plastique et l’élégance exotique et canaille en bataille, jouant, chantant et dansant bien, dans un rythme fou puisque, de cette folle histoire, elle est le moteur emballé, subordonnant sa commandite salvatrice au Salon de Beauté d’Hyacinte si celui-ci lui emballe et livre en son lit d’hôtel son employé Ferdinand.

 Ce dernier, joli coq, coquelet, coqueluche épidémique, au sens épidermique et érotique du mot, que les clientes assidues poursuivent de leurs assiduités, sans doute blasé de la bringue avec tant de grandes bringues, groupies dévergondées, godelureau en goguette, court le guilledou, tout doux, romantique—qui l’eût cru— platonique (!) avec Gabrielle, jeune provinciale inconnue. Il n’a cure de sa maîtresse manucure, Simone qui alertée par son absence, ameute la meute de femmes lancées à sa poursuite, impitoyable désormais.

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Ce n’est pas faire injure à l’excellent Fabrice Todaro, exactement adéquat Pimpinelli dans Paganini, de dire que, s’il en a la voix large et virile, sonore, il n’a pas exactement le physique de Ferdinand, le chéri de ces dames traînant tous les cœurs après soi et entraînant à un train d’enfer tout le monde de Paris à La Palisse et retour. De même, le rôle déjà fade de demoiselle bien tranquille face à tant de parisiennes excitées en mal de beauté et de mâle, hirsutes, emperruquées, ébouriffées, ébouriffantes, prêtes à se crêper le chignon pour lui, n’est pas bien compensé par la voix à l’aigu un peu ingrat de la sage Gabrielle à la queue de cheval (je crois) de Camille Mesnard, dont on ne doute pas qu’elle le corrigera. Même dans un rôle secondaire, la Clémentine de Sabrina Kilouli tire joliment son épingle du jeu tandis que Perrine Cabassus, sexy et sûre de ses charmes, a des armes de battante pour reconquérir l’amant volage, le disputant férocement aux autres candidates.

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Quant à la Zénaïde de Julie Morgane, en mal fagotée servante peu maîtresse pour se faire aimer du maître aimé, à elle seule, si le spectacle n’avait tant d’autre atouts, vaudrait pour le tout : grande et souple sauterelle dégingandée, chanteuse, diseuse variant de tons et timbres de voix, mime, danseuse, acrobate, déjà dans sa scène en solo, sa danse du balai et du seau, elle est théâtre à elle seule, digne héritière au féminin d’un Charlot, et sachant même, comme lui faire douce et touchante émotion de ses échecs, quand elle bûche ou trébuche simplement. On l’a connue en parfaite osmose de danseuse saltimbanque avec Grégory Juppin, ici, on lui découvre un autre digne partenaire, dansant, chantant, sautant espérant la sauter, Nicolas Soulié, dans ses petits souliers de la réprimande de ses gaffes innocentes et inconscientes trahisons, moteur second de la décoiffante histoire puisque tout le salon de coiffure se retrouve en beauté emboîté dans l’auberge du père de Gabrielle dont il a maladroitement éventé l’adresse, un bougon et tonnant Montaron, Didier Clusel, amateur d’échecs, dont les pièces s’impriment sur les murs, en compétition avec le modèle réduit mais grandiose jaloux Bolivar d’Alvaro Ruault à la romantique chevelure, roquet râleur, qui, plus que parler, semble aboyer et mordre.

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Hyacinthe, du nom de l’amant d’Apollon, tué par le disque solaire du dieu dévié par le jaloux Zéphyre, du sang duquel naîtra, par la grâce de la métamorphose, la fleur de ce nom, est le patron du salon de beauté parisien. Maniéré, efféminé au-delà de la frontière du genre à voile et à vapeurs d’angoisse de tout perdre sans le prêt de la Brésilienne, on ne dira pas qu’un rien l’habille puisque, sinon à poil en pyjama satin et plumes ou en kilt écossais ou poncho andin. Il est incarné avec un naturel, qui en cache tout l’art subtil, par Claude Deschamps, figure de clown mélancolique qui affecte de sourire et nous fait rire, sans doute pour ne pas pleurer les vraies larmes refoulées de tous ceux qui eurent et ont encore à souffrir de ce que la pudibonderie, l’hypocrisie actuelle, appelle leur « orientation sexuelle », leur « différence », bref, du nom précis et en rien infamant : l’homosexualité, comme si « aimer le même », son propre sexe était un crime. L’état vient justement de reconnaître son propre crime d’avoir si longtemps discriminé, criminalisé pénalement les homosexuels jusqu’à la loi Forni de 1982, qui abrogeait définitivement le « délit d’homosexualité ».

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En 1948, création de l’opérette, au sortir de la guerre, la Libération n’étant pas forcément celle des mœurs, on ne sait comment le public pouvait appréhender le personnage scénique de l’homosexuel Hyacinthe. Deschamps joue de tous les clichés, de toute la rhétorique gestique et vocale du stéréotype scénique de l’homosexuel qui, finalement, était une figure pratiquement folklorique et bon enfant, héritée dans le spectacle et la tradition théâtrale. Aujourd’hui, comme si être « noir » était infâme et « homo » injurieux, on dit hypocritement « black » et « gay », drapant en Tartufe dans une autre langue un politiquement correct qui cache encore hypocritement ce qu’on ne saurait voir. C’est la pudibonderie linguistique qui fait, révèle et souligne l’injure dans l’esprit de celui qui s’y range pour ne pas soi-disant déranger. Mais, si bien servi, le personnage d’Hyacinthe, comme je l’avais déjà dit, avec juste une gauloise gaudriole inversée, ni grivois, ni graveleux, ni grossier, dans une opérette bon enfant, heureux signe des temps moins oppressants pour l’homo, nous fait rire sans arrière-pensée, sans aucune méchanceté : simplement parce qu’il est drôle et non bizarre.

Benito Pelegrin

Quatre jours à Paris

Opérette en deux actes et six tableaux

Livret de Raymond Vincy et Albert Wullemetz

Musique de Francis Lopez

Théâtre Odéon,

NOUVELLE PRODUCTION

Direction musicale : Bruno CONTI
Mise en scène et chorégraphie : Carole CLIN

Gabrielle : Camille MESNARD
Amparita : Marie GLORIEUX
Zénaïde : Julie MORGANE
Simone : Perrine CABASSUD
Clémentine : Sabrina KILOULI

Ferdinand : Fabrice TODARO
Nicolas : Nicolas SOULIÉ
Hyacinthe : Claude DESCHAMPS
Bolivar : Alvaro RUAULT
Montaron : Didier CLUSEL 
Le Professeur :  Jean GOLTIER

Orchestre de l‘Odéon

Photos Christian Dresse 

  1. Nicolas, Amparito, Ferdinand, Hyacinthe ;
  2. Nicolas et Ferdinand ;
  3. Salon de beauté op art ;
  4. Hyacinthe et Amparita ;
  5. Le poulailler de La Palisse ;
  6. Ferdinand et Gabrielle ;  
  7. Bolivar et Simone; 
  8. Zénaïde ; 
  9. Ferdinand, Simone, Hyacinthe.

Le Chien bleu Ou l’une autopsie bouleversante de la fragilité humaine face aux coups du destin

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Il existe des œuvres de par ce monde qui marquent les esprits, transportent les âmes et saisissent les cœurs, laissant une trace indélébile dans nos mémoires. Le Chien Bleu, seul en scène écrit par Lionel Parrini, est de celles-ci. Je l’avais vue en 2006 au théâtre de Tatie, tenu alors par Gigi et Julie. La première mouture m’avait beaucoup touchée mais celle-là, à la faveur d’une réécriture par son auteur en 2017, est en tout point une réussite. Et je suis bien heureuse d’avoir accepté l’invitation de Lionel lorsqu’il m’a appris qu’elle se jouait au Théâtre du Tétard, en cette fin novembre 2023.

La compagnie Les Labyrinthes, venue de Mérignac, porte avec brio cette adaptation du monologue de Lionel Parrini qui offre une plongée troublante au plus profond des méandres de la psyché humaine. Incarné de manière lumineuse par Orianne Schiele, le personnage d’Éléonore hante les spectateurs bien après le baisser de rideau ; en particulier, sa question récurrente et annonciatrice de sa folie, sorte de leitmotiv : « vous n’auriez pas vu un chien bleu ? », son chien qu’elle cherche tout le long du spectacle.

En préambule

D’une écriture plus percutante et poétique, le texte, à multiples lectures et écrit au cordeau, est interprété par une jeune et excellente comédienne, Orianne Schiele qui mérite d’être connue : d’une sobriété de jeu alliant un côté clownesque, avec une intensité rare dans l’incarnation du personnage, une gestuelle précise et une diction quasi parfaite à la manière d’Arletti, elle est Éléonore, cette femme victime de violences de la part de son mari qui se réfugie dans une douce folie avec son chien bleu, métaphorique de sa maltraitance. La mise en scène de Gérard David sert merveilleusement le texte sans être ni redondante, ni « téléphonée » : elle est accompagnée d’un jeu de lumière subtile et repose sur une scénographie légère signés Johann Ascenci.

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Plongée au cœur des fêlures intimes d’une psyché meurtrie

Grâce à une écriture à la fois crue et poétique, parsemée de quelques notes d’humour à l’image du nom de famille de son héroïne Madame Croquette et de son adresse Rue Pipelette, Lionel Parrini signe ici un texte à la puissance incantatoire dans lequel, par fines touches et fragments, il nous dévoile petit à petit le passé douloureux ayant fragilisé Éléonore. À travers ce personnage perce une volonté de dénoncer les séquelles trop souvent invisibilisées des violences conjugales. « Le Chien Bleu », par son jeu de miroir, devient une plongée bouleversante au cœur des fêlures intimes de notre société. Loin des poncifs, cette œuvre exigeante invite le spectateur à une réflexion sensible sur la psyché humaine dans ce qu’elle a de plus troublé.

À travers la forme du monologue théâtral, nous sommes d’emblée immergé dans les tourments intérieurs de sa protagoniste. Dès les prémices, le style déstructuré de la pièce dévoile les failles d’un psychisme désaxé, balloté entre accès mélancoliques et crises de détresse. Les changements abrupts de registre, oscillant entre un langage vulgaire et une langue châtiée, trahissent l’instabilité émotionnelle d’une femme meurtrie par les coups du sort. Au fil de son discours disséqué, c’est toute une vie cabossée qui se dessine peu à peu. Derrière les non-dits surgit le passé douloureux d’Éléonore : un mariage destructeur marqué par la violence, le deuil d’un fils disparu, un renvoi brutal de son métier d’institutrice pour dépression. Sa solitude et sa précarité financière dans son appartement ne font qu’accroître sa fragilité.

Les « colères inouïes » de son époux où il pouvait lui « filer une rouste » ont indéniablement traumatisé et déstabilisé la jeune femme sur le plan psychologique. Désormais seul repère dans sa solitude, son chien Bijou semble avoir joué un rôle central dans sa vie. Éléonore le décrit de manière obsessionnelle, évoquant avec tendresse leurs jeux passés. Mais son attitude ambiguë envers l’animal – auquel elle dit vouloir apprendre à retenir son souffle sous l’eau- peint en « bleu » comme pour s’accaparer son être, inquiète. Sa relation possessive à Bijou semble révélatrice de son besoin ultime de contrôle, résultant peut-être de la perte de contrôle sur sa propre existence. Pourtant, nous nous attachons à ce personnage fragile et loufoque, perdu et un tantinet cruel dans sa désespérance.

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L’illusion intérieure sous le scalpel du théâtre

Sa solitude dans son appartement – ou bien s’imagine-t-elle dans un appartement en lieu et place d’une chambre d’hôpital – ne fait qu’éveiller ses fantômes intérieurs. Si le personnage semble d’abord chaotique, le talent d’Orianne Schiele, toute en nuance et en rupture, permet de percevoir la richesse dissimulée sous les débris. Sa sensibilité artistique transparaît dans les descriptions poétiques parsemant son discours. Et derrière la détresse surgit peut-être une femme plus complexe qu’il n’y paraît.

Grâce à son interprétation d’une justesse époustouflante, la comédienne parvient à faire vibrer chaque strate du personnage, de ses douleurs intimes à sa soif de beauté que nous décelons dès notre arrivée, lorsque nous la voyions s’apprêter devant sa coiffeuse, vêtue d’un élégant pyjama, ou lorsqu’elle part dans ses envolées lyriques. Dans un numéro de funambule, elle donne corps aux sautes d’humeur d’Éléonore avec une précision chirurgicale. Sa voix et son corps vibrent à l’unisson des méandres torturés de sa psyché meurtrie. Le spectateur est invité à une plongée cathartique au cœur des fêlures laissées par les traumas du passé.

Maîtrisant les codes du monologue intérieur, Gérard David construit une mise en scène épurée révélant les ressorts les plus secrets de son âme. La sensation de vertige envahit le spectateur qui pénètre peu à peu au plus profond des failles de sa mémoire fragmentée. Dans ce huis clos intime, c’est une véritable autopsie de l’inconscient qui se joue sous nos yeux. Et grâce au découpage aéré du texte avec ses intermèdes chantés qui offrent des temps de respiration et de légèreté – reprises de chansons caustiques des années folles et des années 70/80-, le metteur en scène évite à la pièce de sombrer dans le pathos. 

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In fine

Plusieurs années après sa création, le spectacle fascine encore par la justesse et l’actualité de son propos. En donnant corps aux tourments intérieurs d’Éléonore avec autant de finesse, non sans une pointe d’humour, la compagnie Les Labyrinthes réalise un travail remarquable de portée et de transmission théâtrale. « Le Chien Bleu » restera assurément l’une de leurs créations marquantes, offrant au public une expérience aussi cathartique qu’inoubliable.

Une création qui mériterait d’être jouée dans un théâtre national ou une scène labellisée tant elle vient fort à propos en notre époque où les violences conjugales ont, depuis la crise du Covid, été décuplées. Rappelons qu’une femme meurt sous les coups de son conjoint tous les deux jours et demi, un chiffre glaçant.

Diane Vandermolina

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 Avis aux amateurs de Polars : « Le Préleveur » de Maurice Daccord, bientôt en librairie

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Le nouveau roman de Maurice Daccord, édité chez L’Harmattan, sortira en librairie en mars prochain. Intitulé « Le Préleveur », ce roman est le quatrième opus des enquêtes menées par le Commandant Léon Crevette et son acolyte, Eddy Baccardi qui exerce le drôle de métier d’écoute et conseil des cœurs brisés, tous deux grands amateurs de bonne chair.

Après l’étonnant « Tantum ergo » dans lequel nous découvrions ces deux personnages haut en couleur et en fort en verve (Notre Sélection de livres à l’attention des amateurs de romans policiers et fantastiques – RMTnews International [18]), puis « Le Secret des mages du trident rouge » et « L’Affaire des flambeaux noirs » dans lesquels nous suivions avec un vif intérêt les enquêtes des deux amis, aidés de la séduisante Valentina, médecin légiste, intime de Crevette, et de la douce Colombe, la jeune compagne de Baccardi, nous voilà happés dans la nouvelle aventure de nos deux improbables héros.

Dans cet épisode inédit, les deux enquêteurs devront résoudre une affaire particulièrement sordide : une série de meurtres où l’assassin prélève les viscères de ses victimes. Surnommé par la presse « le Préleveur », ce tueur en série n’épargne personne. Pour démêler cette énigme criminelle, Crevette et Baccardi pourront compter sur l’aide d’un nouveau venu, le talentueux jeune Lieutenant Merlu, apparu dans le précédent roman. Mais ils ne sont pas les seuls à vouloir démasquer le Préleveur, une mystérieuse informatrice les guidera tout au long de leur enquête.

A l’instar des trois précédents volets, Maurice Daccord déroule une intrigue policière haletante dans la pure tradition du roman noir. L’auteur a, par ailleurs, un sens de la formule bien senti qui ne saurait déplaire aux maîtres du genre. Son style est gouailleur et savoureux, entre franc parler populaire ponctué d’expressions argotiques et de jeux de mots et dialogues à la Clouzot. Les fans de Léon Crevette, flic mal embouché et bougon, et d’Eddy Baccardi, séducteur à la santé fragile, sont ainsi invités à découvrir leurs nouvelles aventures. DVDM

En une, Maurice Daccord, auteur ©DR

Une « Traviata » intemporelle et sublimée à l’Opéra de Marseille

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LA TRAVIATA (1853) de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave La Dame aux camélias (1852), drame d’Alexandre Dumas fils tiré de son roman éponyme (1848)

Opéra de Marseille Dimanche 11 février

(Je reprends ici, en le rafraîchissant un peu, mon texte de présentation de l‘œuvre puisqu’il s’agit de la même mise en scène)

« Ô Dieu, mourir si jeune… », s’écrie la malheureuse phtisique dans l’un de ses derniers spasmes. La chance des morts, c’est qu’ils ne vieillissent pas. Palme de martyre et privilège des Mozart, Schubert, fixés dans la jeunesse d’une œuvre éternelle, tels James Dean, Marylin Monroe qu’une fin prématurée fixe dans l’éternité de leur jeune beauté, ou même une Greta Garbo, admirable Marguerite Gautier, qui sut rompre à temps le miroir par sa mort publique pour se conserver éternellement belle dans la mémoire par la perfection de son image de cinéma.

Une héroïne sans futur pour une œuvre qui ne vieillit pas dans une réalisation déjà ancienne de Renée Auphan, réalisée par Yves Coudray, mais qui n’a pas pris une ride. L’Opéra de Marseille finissait et commençait une année par le pathos de la pathologie romantique.

L’œuvre : sources

Faut-il encore raconter l’aventure de cette « Dévoyée », sortie de la bonne voie, de cette Violetta Valéry verdienne tirée du roman autobiographique La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils ? Il en fera un mélodrame en 1851, qui touchera Verdi. Alexandre Dumas fils était l’amant de cœur de la courtisane Marie Duplessis qui inspire le personnage de Marguerite Gautier, maîtresse un temps de Liszt, morte à vingt-cinq ans de tuberculose. Le jeune et alors pauvre Alexandre, offrira plus tard à Sarah Bernhardt, pour la remercier d’avoir assuré le triomphe mondial de sa pièce qui fait sa richesse, sa lettre de rupture avec celle qu’on appelait la Dame aux camélias, dont il résume l’un des aspects cachés du drame vécu :

« Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez… »

Noble mais fausse rupture comme il y a de fausses sorties au théâtre, puisque Armand Duval, dans le roman, s’accommodera assez aisément du vieux duc, qui loue même la maison de campagne qui abriteront ses amours non tarifées avec la courtisane amoureuse qui l’embrasse triomphalement :

« Ah, mon cher, vous n’êtes pas malheureux, c’est un millionnaire qui fait votre lit. »

Car le roman est d’une cruelle crudité financière sans fard. C’est l’entremetteuse et profiteuse Prudence, cocotte sur le retour, de ces amies « dont l’amitié va jusqu’à la servitude mais jamais jusqu’au désintéressement », qui énonce longuement au jeune amoureux idéaliste les exigences du train de vie fastueux d’une courtisane : trois ou quatre amants sont au moins nécessaires pour en entretenir une seule. Marguerite, fort cotée, en a deux officiels, le Comte G… et le vieux Duc richissime pour subvenir à ses immenses besoins : l’amant de cœur en est d’abord réduit à guetter qu’ils sortent de chez elle pour y entrer la retrouver. Ce seront d’ailleurs les seuls à son enterrement.  

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Histoire d’argent

La vénalité amoureuse, juste présente dans l’opéra par la scène de jeu du second tableau de l’acte III, est thème essentiel du roman. L’argent est le cœur de l’histoire d’amour. Le père de son amant exige le sacrifice de la courtisane car il redoute que les amours scandaleuses de son fils avec une poule de luxe ne compromettent le mariage de sa fille dans une famille où on ne sait si la morale ou l’argent fait loi. On y craint surtout que le fils prodigue ne dilapide l’héritage familial en cette époque où le ministre Guizot venait de dicter aux bourgeois leur grande morale : « Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante, pudibonde côté cour mais dépravée côté jardin, jardin même pas très intérieur, encore moins secret, cultivé au grand jour des nuits de débauche officielles avec des lionnes, des « horizontales », des hétaïres, des courtisanes affectées (et infectées) au plaisir masculin que les messieurs bien dénient à leur femme légitime. Sans compter le menu fretin inférieur des grisettes, des lorettes, racoleuses de Notre-Dame-des-Lorettes.

En tous les cas, ni l’amie Prudence, ni même Marguerite, ne cachent au jeune amant de cœur la nécessité des amis de portefeuille : Marguerite dépense 100 000 fr (de l’époque) par an, en a 30 000 de dettes ; le duc lui en octroie annuellement 70 000 (somme qu’elle refuse honnêtement d’augmenter), et l’on peut supposer que le comte G. pourvoie au reste, mais le compte n’y est pas dans la fuite en avant des dépenses. Alors, le malheureux Armand avec ses 7 000 ou 8 000 fr de rente par an, ce qu’elle avoue dépenser par mois, peut se rhabiller, pauvre et nu…Fière de son plan campagnard, sa cure d’amour et d’air frais avec le jeune amant, Marguerite,  loin de tout saborder  et quitter de son monde et de son gagne-pain comme la Violetta de l’opéra, fait cyniquement financer la location de la maison de campagne par le duc, refusant tout de même, par élégance morale, de lui faire assumer les frais du séjour à l’auberge voisine d’Armand, qu’elle paie elle-même, pour préserver les apparences et la dignité du vieil amant payeur. Elle n’invite à demeure le jeune, un certain temps, que parmi d’autres de ses amis, causant la rupture avec le duc qui s’en scandalise en arrivant de manière inopinée au milieu d’un repas où il fait figure de barbon grincheux trouble-fête.  

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Demi-monde fastueux

Alexandre Dumas, digne fils de son géniteur, qui disait tout fier de son rejeton marchant sur ses pas qu’il « usait les vieilles chaussures et les vieilles maîtresses de son père », tous deux ayant la même « pointure », s’était fait une spécialité de scandale de la description du monde de la galanterie parisienne. C’est sans doute à sa pièce Le Demi-Monde (1855) que l’on doit le terme de demi-mondaine pour définir ces prostituées de haut vol, pratiquement toutes issues du peuple mais que leur luxe et souvent leur raffinement final feront arbitres des élégances, imposant même leur mode aux femmes du monde les plus huppées, aux aristocrates, courtisanes anoblies souvent par des mariages prestigieux.

Qu’on songe, pour ne s’en tenir qu’aux strictement contemporaines, à Lola Montès, l’Irlandaise fausse danseuse espagnole, sans doute amante, entre autres, des Dumas père et fils, parcourant toute l’Europe, multipliant scandales et mariages, bigame, séduisant Wagner, Liszt (contraint de fuir ses fureurs), des princes, devenue comtesse de Lansfeld, entraînant à Munich émeutes, révolution en 1848 et la chute de Louis 1er de Bavière, son amant protecteur, contraint d’abdiquer, avant de finir, après avoir écumé les États-Unis et même l’Australie d’une pièce à sa gloire, ruinée et confite en dévotion.

Sans allonger la liste des horizontales finissant bien debout plus titrées que maltraitées comme la pauvre Marguerite/Violetta, on croit rêver à lire la vie de la Païva, de sa lointaine et misérable Russie, épousant et divorçant d’aristocrates allemand, anglais, et gardant son nom du titre de marquise portugaise qu’elle conserve après la ruine de cet autre malheureux époux. De ses immenses et innombrables propriétés, on peut juger par le somptueux hôtel particulier du 25 Champs-Élysées, aux grilles noires et dorées, dont Dumas père disait sarcastiquement, lors de sa construction :

« C’est presque fini, il manque le trottoir ».

Demeure vite appelée par les rieurs non payeurs, jouant sur son nom :

« Qui paye y va ».

Même Napoléon III.

La chair est chère, dirait-on. Mais sûrement rentable, chacun y trouvant son compte, en banque pour la courtisane entretenue, en prestige social, précieuse monnaie d’échange pour l’homme dont le train de vie se mesure à celui qu’il offre à sa maîtresse officielle, affichant par-là, pour les affaires autres que d’amour, qu’il est solvable et fiable. D’où la surenchère avec les concurrents, et le triomphe des amours-propres et non de l’amour. Marguerite Gautier, avec une amertume lucide, l’explique à son jeune amant, fauché à cette échelle de valeurs monétaires vertigineuses :

« Nous avons des amants égoïstes qui dépensent leur fortune non pas pour nous comme ils disent, mais pour leur vanité. […] Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour propre, les dernières dans leur estime. »

Un amant de cœur, une fleur à la main, une larme à l’œil comme dit Marguerite, faisant secrètement antichambre tandis que le « payeur » (comme disait déjà Ninon de Lenclos) est encore dans la chambre, c’est donc comme une revanche de l’amour sur l’amour-propre épidermique.

Il faut dire aussi que la jeune Marie Duplessis, prise en mains par son premier amant aristocrate, en reçut éducation et manières (elle joue au piano l’Invitation à la valse de Weber, même si elle avoue buter sur un passage en dièse), alors que, six ans auparavant, elle ne savait pas écrire son nom comme elle le confesse sans fard à Armand. Elle est spirituelle, lit Manon Lescaut, et ne rate pas une première à l’Opéra ou au théâtre, terrain de chasse certes, où elle ne passe jamais inaperçue malgré son élégante discrétion : un noble amant se doit aussi d’être fier de la femme qu’il affiche à son bras. Elle tiendra un salon littéraire et politique. D’ailleurs, le fidèle Comte de Perregaux l’épouse à Londres, la faisant comtesse même si lassée, elle rentre à Paris, reprend son ancienne vie et meurt l’année suivante, après un an d’amour avec Alexandre Dumas fils qui l’immortalise en Marguerite Gautier.

Elle habitait Boulevard de la Madeleine, mais Dumas fils lui donne un « magnifique appartement » Rue d’Antin.

Le rideau se lève sur un vaste salon digne d’elle.

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Réalisation et interprétation

« Pour être moderne, soyons classique ! » s’exclamait Jean Cocteau au début des années 20 pour protester contre certaines dérives artistiques. Depuis un demi-siècle déjà, on redoute, au lever de rideau d’une œuvre classique, le traitement, souvent affligeant que va lui infliger un metteur en scène en mal d’originalité, qui se sentirait déshonoré de respecter l’œuvre pour ce qu’elle est. Austères en ligne, n’était-ce la sombre beauté du ronce de noyer aux délicates veinures fondues de marron, ces murs lisses tissent une élégante et sobre harmonie sur laquelle affleure l’efflorescence de robes floues des femmes, des dames, en délicates teintes pastels, parme, vaguement rose, bleu pâle, paille, délivrées du carcan des crinolines ou raides cerceaux mortificateurs qui auraient signé, avec des coiffures datées, une époque précise. Les habits des hommes sont aussi des smokings libérés d’un temps figé, celui des courtisanes célèbres ayant eu pour butoir la Grande Guerre.

La scène n’est pas encombrée de meubles : tentures dorées sur le miel ambiant, candélabres, ce canapé  bleu nuit ou noir déjà funèbre qui, à la couleur près, pourrait être Récamier, sauf que les dames, avec la nonchalance des Femmes au jardin de Monet ou autres peintres, préfèrent s’assoir souplement par terre ou des poufs, je ne sais ni vois, à l’espagnole, fleurs écloses épanouies sur les pétales étales de leur robe, qui ont toute l’élégance raffinée de costumes de Katia Duflot.

Ce beau monde semble plus le monde que le demi-monde, sans doute assez juste historiquement pour Marie Duplessis qui tenait salon mondain, littéraire et politique, les amants protecteurs pouvant aussi, recevant chez leur maîtresse, y recevoir des gens d’un autre monde qui n’auraient jamais été reçus dans le leur, pour brasser officieusement des affaires impossibles à étaler au grand jour officiel. Mais cette élégance, c’est sans doute aussi une façon pour la metteure en scène à l’origine, puis son réalisateur, Yves Coudray, sa décoratrice et sa costumière, beau trio de dames de la production initiale, de dignifier ces femmes souvent décriées et réprouvées par la morale ambiante de surface de leur société corsetée dans les préjugés. On rappellera que, par la volonté d’Audrey Hepburn de faire porter à son héroïne, une humble call girl, une robe noire de Givenchy et de magnifiques chapeaux, la modeste Holly de Diamants sur canapé, atteint à une sorte de mythe de l’élégance féminine. C’est justement au nom de ces belles manières dont devaient faire montre en public les courtisanes, pour racheter par la forme le jour l’informalité de leurs nuits, que je m’étonnais à l’époque, de la familiarité de ces bises prodiguées dans la première scène. Les baise-mains plus mondains ont remplacé, me semble-t-il, aujourd’hui, la familiarité à mon goût excessive de la production initiale.

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©Ch Dresse

On apprécie le même décor varié, contraste vif avec le salon moins poli, plus polisson que policé, presque canaille de Flora, olé-olé précisément avec ces toréros de mauvais goût, (ils ne le seront jamais au mien) ces bohémiennes surgies d’un faux arrière-théâtre ou de coulisses sombres de la vie. Le regard complice mais égrillard de Flora à son amie au premier acte en était déjà une aguicheuse annonce. Souveraine courtisane digne d’une cour royale mais ici encanaillée, la sculpturale Laurence Janot, roturière ou prolétaire du sexe même paré à la mode du jour, exhibant fièrement la marchandise, jambes sous robe fendue dans sa bacchanale affriolante, affolant ses invités et le public, est l’envers et revers de Violetta : ludique et non pudique maîtresse, dominatrice même avec son juvénile et rieur marquis, Frédéric Cornille, qui affecte d’entrer avec complaisance dans le jeu public de l’amant soumis pour on ne sait quels jeux secrets. Ce joyeux drille est aussi un contraste bien vu avec le sombre baron bourru, bourré sans doute, le protecteur de Violetta, à la morgue déplaisante du premier acte, la tenant par les épaules comme sa propriété mais avouant sèchement n’être pas venu la voir durant ses mois de maladie car il ne la connaît que depuis un an, alors qu’Alfredo, sans la connaître encore, est venu tous les jours prendre de ses nouvelles. Son attitude en retrait apparent préfigure sa meurtrière jalousie frustrée, même s’il ne me semble pas avoir vu le défi inévitable pour le duel qui l’opposera à Alfredo, dont apprend qu’il l’a blessé, contraint à l’exil. Carl Ghazarossian est le Gaston qui complète au mieux et ferme la trilogie des fêtards particularisés, s’opposant à la violence insultante d’Alfredo contre Violetta effondrée. 

Dans ces rôles secondaires, forcément nécessaires, Svetlana Lifar prête à une fidèle Annina, la chaleur et la rondeur de sa belle voix maternelle, peut-être aussi de mère-maquerelle, chambrière réglant les contrats pour les rencontres en chambre, garde-malade fidèle de la courtisane. À l’acte II, c’est une juste attitude de reproche qu’elle manifeste envers l’inconscience d’Alfredo sur son nuage, qui n’a pas l’air de voir que quelque chose cloche dans le pied sur lequel il vit. 

Cette subtile attention à tous les personnages est comme une signature de Renée Auphan qui a toujours rendu l’opéra au théâtre, à un théâtre qui n’ignore ni le cinéma ni la télévision, par un travail d’acteurs qui bannit toute outrance du jeu qui y deviendrait insupportable dans les gros plans. Heureuse idée, justement, de faire vivre une de ces silhouettes, c’est le cas du Docteur Grenvil, incarné en de trop brèves phrases par la sombre  et large voix de Yuri Kissin, mais qui existe ici, même muet, dans l’acte II puisque, belle trouvaille, visiteur dans l’heureuse campagne de Violetta et Alfredo, il en signifie certes que la cure d’air et d’amour lui réussit, qu’elle va mieux, mais que rien n’est gagné, la maladie est toujours là, devenant, sans dire mot, le confident privilégié du jeune amant enthousiaste, donnant une vérité à un air monologue en général adressé au vent.  

Dans cet acte, l’intelligente et belle structure unique du décor de Christine Marest, permet, avec les éclairages sobrement et sombrement expressifs mais différenciés de Roberto Venturi, sans hiatus, le changement, le passage du I à l’acte II campagnard : des plantes d’agrément, un canapé et un fauteuil beige clair, plus marqués néo Louis XV Second Empire ou 1900, et des vêtements intemporels d’Alfredo, sur les mêmes parois marrons allégées de lumière, des camaïeux de bis, bistre, crème, miel glacé, et sur la brise un grand voilage comme invitant au voyage.

Un univers à la paix retrouvée, animée des apparitions nécessaires du commissionnaire de la lettre fatale Norbert Dol, du Giuseppe de Jean-Vital Petit et du serviteur Thomasz Hajok, que vient troubler, avec le crépuscule puis la nuit tombante des rêves de Violetta, l’intrusion douce mais violente de Germont, père d’Alfredo.

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Comme issu d’une austère Provence huguenote, costume strict, noir, la raideur d’un col ecclésial et une croix au revers de sa veste lui donnent l’air sévère d’un pasteur qui n’est pas un bon berger, oiseau moralisateur de mauvais augure pour la jeune femme rédimée par l’amour, par la clémence de Dieu, mais condamnée par les hommes. Dans cette mise en scène sensible sans sensiblerie,  Jérôme Boutillier, dont c’est une magistrale prise de rôle, se coule, dans un personnage qui pourrait être mais n’est pas odieux maquis d’une complexe et contradictoire humanité. La voix est belle, égale, chaude, bien conduite, toute en nuances expressives, émotives. Certes, il oppose la culpabilisante image de la fille angélique à la fille perdue, mais en rien diabolique, dont il admire d’emblée les bonnes manières qui le font changer aussitôt de registre avec elle, abandonnant sa rudesse première pour un ton courtois, presque déférent quand il apprend que, loin de ruiner son fils, elle se ruine pour lui. Il exprime le regret du passé qui condamne Violetta mais ne joue pas les Pères la Vertu mais le père éperdu par le souci de ses enfants. L’inévitable chantage aux larmes émotionnel sur la fille devient compassion et partage avec la « dévoyée » (« Piangi, piangi, o misera… ») pour les Marie Madeleine repenties, d’un homme de Dieu qui parle aussi au nom de celui-ci ; il ébauche des gestes de tendresse, hésite à embrasser Violetta qui le lui demande, mais cela semble plus pudeur que froideur. À son fils, son air fameux « Di Provenza il mare, il sol… », devient une tendre berceuse murmurée au long legato caressant, au phrasé persuasif ; les légères appoggiatures à l’amorce de certains mots, sont comme les trébuchements d’une émotion ou de petits sanglots contenus qu’il nous fait partager. La voix est éclatante mais sans ostentation de triomphe viriliste dans les solaires sols aigus comme ce ciel de Provence ou plutôt un céleste acte de foi en retrouvant son fils. Il rend sensibles ses remords : belle scène, le fils terrassé de douleur, le père, impuissant face à sa douleur qu’il a causée, presque à genoux derrière lui. C’est sans doute un sommet de la mise en scène, après la cruauté de la demande du sacrifice et son attitude envers Violetta. L’évocation de la pureté de son autre enfant, sa fille, qui semblait un mièvre et miteux chantage, prend alors tout un sens : par-dessus le pater familias soucieux de respectabilité bourgeoise, il y a le père protecteur affectueux, dont la tendresse, déchirée par son rôle, est aussi sensible envers la courtisane. Avec la gifle au fils, dont je ne me souvenais pas dans la première version, il retrouve la fonction éducative et punitive du père pour un fils qui déroge à la morale mondaine du respect de la femme (hypocrite civilité d’un monde, d’un milieu vénal qui la respecte si peu !), gifle d’autant plus rageuse qu’il est le seul à savoir que la malheureuse héroïne ne mérite pas cet affront public. C’est lui-même qu’il gifle en sentant sa lourde culpabilité dans la situation, détonant donneur de leçon morale dans un lieu où il y en a si peu.

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Julien Dran, enfant grandi trop vite que même la barbe ne vieillit pas, semble garder, dans sa longue silhouette, la couleur juvénile d’un timbre et une voix flexible qui donnent à son rôle d’Alfredo une fraîcheur, une pureté même qui, comme son père finalement étranger en ces lieux, déroge par une innocence presque enfantine dans ce milieu que, jeune provincial, il fréquente sans doute pour grandir virilement, mais sans vilement y patauger. Sa presque timidité, surmontée par l’ambiance et l’alcool, le poussent à révéler son amour à une Violetta d’abord amusée, ironique, taquine et enfin touchée tant il semble venir d’un autre monde pour elle qui n’en connaît qu’un. Par sa voix, passionnée et tendre, attentive à la femme malade, son jeu délicat, sa naïveté, sa sincérité, il rend vraisemblable l’émotion de la courtisane blasée, lassée des amours tarifées factices. Ce rôle, qu’il a souvent joué, lui offre l’occasion d’un bel éventail d’émotions qu’il sert d’une voix brillante, souple, toujours au service de la musique et du texte : ciselant avec une impeccable aisance le « Brindisi » galant, sérieux face au badinage léger de la courtisane, passionné en exaltant l’amour « croix et délice du cœur », ivre de son bonheur campagnard de jeune rédempteur pour qui la courtisane a tout quitté, honteux de se découvrir vivant en gigolo entretenu, proférant sa douleur et son remords de l’insulte publique à la femme aimée qu’il berce trop tard d’une cantilène d’amour, toute la gamme d’affects semble vocalement juste.

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Silhouette menue, joli minois, Ruth Iniesta n’est pas défigurée par une énorme voix : tout semble en elle équilibre et proportion dans un rôle pourtant déséquilibré vocalement pour l’héroïne, soprano colorature à l’acte I, dramatique au II, pour finir avec le legato sur le souffle de son pratiquement dernier souffle, qui suspendra le nôtre d’émotion dans « Addio del passato ».

Brillante dans le « Brindisi » mondain, toute grâce, sourire, mutine, elle attire les compliments du jeune amoureux mais s’en tire en gracieuses répliques désinvoltes, piquantes et piquées comme d’incrédules haussements d’épaules ; seule, son récitatif méditatif, dans la tradition baroque des affects opposés comme ceux d’une Donna Elvira, caressant machinalement le velours noir du canapé d’une voix ponctuée des pointillés de soupirs interrogatifs d’un rêve inabordable d’amour, est touchant de vérité. Mais, secouant cette « folie », avec « Gioir », et ses folles vocalises du trouble bouillant, brouillon, presque hystérique de son âme, elle se lance, s’élance dans la cabalette virtuose avec une ivresse vertigineuse, suicidaire. Elle la couronnera d’un contre-mi bémol aigu non écrit par Verdi mais permis par la tradition, cri de triomphe ou d’éclatante défaite.

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Autre vocalité pour la même voix, dans sa grande scène de l’acte II avec le père, tessiture moins tendue, elle bouleverse de bout en bout : tout est exprimé dans une douloureuse douceur, piano ou pianissimo, comme si elle se parlait à elle-même, puis « Dite alla giovine », prouve qu’elle est prise à l’image de la jeune fille pure qu’elle n’aura pu être et qui l’a convaincue et vaincue de loin. Son partenaire répondant au diapason émotif et vocal, c’est bien un sommet émotionnel rare, pathétique sans pathos, que nous donnent ces deux grands artistes. Contrairement à la majorité des sopranos dont la rayonnante santé et chair, éclatantes en vivante voix, en font d’improbables malades, sa voix murmurée parfois, ses gestes frissonnants sont d’une crédible phtisique dont nous partageons l’injuste souffrance. La fin, en toute douceur soulève la salle d’une clameur comme pour secouer notre émotion.

Cette version intimiste, humaine, dégrossie, de La traviata par la mise en scène de Renée, Auphan bien servie par son habituel complice Yves Coudray, doit beaucoup aussi à l’intelligence qu’en a eu, la cheffe Clelia Cafiero, qui dirigeait l’œuvre pour la première fois, en allant s’abreuver à la source du manuscrit de Verdi aux archives de la Casa Ricordi à Milan. Ancienne pianiste de l’orchestre de La Scala de Milan, elle a débuté à la direction d’orchestre à Marseille, sa « naissance artistique », dit-elle, en 2019, en tant qu’assistante de Lawrence Foster. Elle complète ainsi une distribution de jeunes interprètes.

D’entrée, elle fait naître la nostalgique brume de l’ouverture, comme un rêve évanescent, avec une lenteur qui gommera les « zim-boum-boum » percussifs de l’accompagnement un peu forain, qui contrastera avec l’éclat brillant de la fête dont la joyeuse cohue des chœurs (Florent Mayet) est exempte de débordements autres que festifs, et réglés par la mise en scène. Il m’a semblé, entendre, de l’ombre de la fosse, des lueurs instrumentales souvent inaudibles, il est vrai selon où l’on se trouve. Mais je ne crois avoir jamais perçu, perspective sonore, dans le lointain de la salle de bal, la musique parvenant dans le salon où se retrouvent Alfredo et Violetta.

Triomphal succès encore de la programmation de Maurice Xiberras : la queue pour accéder à l’Opéra s’étirait dans la rue Beauvau sur près de trois-cents mètres. Et avec cela, malgré les contrôles, à peine trois minutes de retard : merci au chef de salle Frédéric Banégas.

Benito Pelegrín

La traviata, de Verdi

Mardi 06 février, Jeudi 08, Mardi 13, Jeudi 15.02 à 20h00 et Dimanche 11 à 14h30. 

Production Opéra de Marseille

Direction musicale : Clelia CAFIERO
Assistant à la direction musicale : Federico TIBONE

Mise en scène : Renée AUPHAN
Réalisation de la mise en scène :  Yves COUDRAY

Décors :  Christine MAREST
Costumes : Katia DUFLOT
Lumières : Roberto VENTURI

Régisseur de production : Jean-Louis MEUNIER. Régisseur de scène : Jacques LE ROY

Surtitrage : Richard NEEL. Régie de surtitrage : Qiang LI

Distribution

Violetta : Ruth INIESTA

 Flora : Laurence JANOT

Annina : Svetlana LIFAR

Alfredo : Julien DRAN
Germont : Jérôme BOUTILLIER

Gastone : Carl GHAZAROSSIAN
Le Marquis : Frédéric CORNILLE
Le Baron Douphol : Jean-Marie DELPAS

Le Docteur :  Yuri KISSIN
Le commissionnaire : Norbert DOL

 Giuseppe : Jean-Vital PETIT
Le serviteur : Thomasz HAJOK

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille,  Chef de chœur Florent MAYET
Pianiste / cheffe de chant Fabienne DI LANDRO

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Photos : Christian Dresse

1) Ruth Iniesta, Violetta ; 

2) Salut final ;

3) Alfredo, Violetta;

4) Le salon de Flora ;

5) Violetta et Germont, le père d’Alfredo ;

6) Alfredo, désespéré, le père, accablé ;

7) Annina (Svetlana Lifar) et Violetta ;

8) Violetta mourant dans les bras d’Alfredo.

Prodigieuse Traviata à l’Opéra de Marseille

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Le splendide Opéra de Marseille propose jusqu’au 15 février La Traviata, chef d’œuvre de Giuseppe Verdi avec Clelia Cafiero à la direction musicale et Renée Auphan à la mise en scène réalisée par Yves Coudray.

Il est de mise de ne pas user d’adjectifs dithyrambiques dans la critique d’un spectacle. Que nenni avec cette Traviata ! Plus de deux heures d’un bonheur absolu… ici, tout prête à la démesure !

Clelia Cafiero, cheffe d’orchestre, tout en maitrise et passion

-Qu’il s’agisse de la direction musicale menée de main de maitre, avec un orchestre à l’écoute des chanteurs, tout en nuances et force. La Maestra cheffe d’orchestre, Clelia Cafiero, dirige avec passion et retenue. La musique envahit l’espace et les âmes, sublime les voix, anticipe le drame, jaillit, accompagne, caresse…

-Qu’il s’agisse de la mise en scène, exigeante, soignée, parfaite.

-Qu’il s’agisse des costumes, magnifiques, de Katia Duflot, illuminant les très beaux décors de Christine Marest.

– Qu’il s’agisse des chœurs de l’Opéra de Marseille dont Florent Mayet est le chef, exceptionnels comme à leur habitude.

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Traviata 2024 © Ch Dresse

Marie Duplessis, la Marguerite Gauthier de Dumas et la Violette immortelle d’un génie nommé Verdi

– Qu’il s’agisse du livret de Francesco Maria Piave et de l’histoire, une intrigue simple et efficace. Trois personnages centraux  dont une merveilleuse héroïne, une courtisane. C’est elle qui donne le titre à l’ouvrage, la Traviata signifie la dévoyée. Une courtisane qui se prend à rêver à une autre vie, à un amour véritable, mais qui est rapidement rappelée par sa condition et sa situation. Si la maladie ronge son corps, son esprit, ses espoirs, ses désirs sont depuis longtemps enterrés. Violetta meurt dans les bras des hommes qui ont contribué à son désespoir. En écrivant la Dame aux camélias, Alexandre Dumas faisait de Marguerite Gauthier –dans la vie Marie-Alphonsine Plessis appelée plus tard Marie Duplessis– la Violetta immortelle d’un génie nommé Verdi.   

-Qu’il s’agisse de Violetta.

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Ruth Iniesta et Julien Dran ©Ch Dresse

Impériale, sublime en Violetta, Ruth Iniesta au sommet de son art

Si le succès de cette Traviata ne lui est pas dû en exclusivité, la Violetta de Ruth Iniesta, le lyrisme absolu de la Diva, déchaine l’hystérie du public à la fin de la représentation dans un crépitement d’applaudissements et une immense clameur. Bouleversante de beauté, d’élégance, de grâce, de pureté, la voix ciselée de la soprano, ajouté à un jeu particulièrement expressif sans forcer le trait, est un enchantement. Dans le premier acte, Ruth Iniesta donne à entendre un soprano d’agilité, lyrique dans le deuxième, avec des inflexions tragiques et puissantes notamment dans le poignant « Amami, Alfredo » et, enfin, un soprano dramatique tout en nuances, au dernier acte. Ruth Iniesta est au sommet de son art ; elle triomphe en Violetta et le public marseillais l’a adoubée.

Si, au départ, l’Alfredo de Julien Dran est un peu en retrait, il acquiert force et conviction et monte en puissance, emportant largement l’assentiment d’un public ravi.

Jérôme Boutillier est un excellent Germont (le père). Frédéric Cornille (le marquis), Svetlana Lifar (Amina), Carl Ghazarossian (Gastone) et Jean-Marie Delpas (le baron Douphol) tiennent leurs rôles avec rigueur et adresse. Accent particulier sur Flora, Laurence Janot, dont le rôle met l’accent sur ses qualités de chanteuse mais également de danseuse, ce qu’elle exécute avec brio.

Au final, une représentation à dévoyer tout un public, dont beaucoup de jeunes, qui debout, de l’orchestre au ‘poulailler’,  après tant d’émotions retenues, a clamé, hurlé, son enthousiasme. Que vivent la musique et la culture !

Danielle Dufour-Verna

Crédit photos: Christian DRESSE

Opéra de Marseille 
2 rue Molière 13001 Marseille
 
Dimanche 11.02.2024 – 14h30
Mardi 13.02.2024 – 20h00
Jeudi 15.02.2024 – 20h00
 
Informations billetterie
billetterieopera@marseille.fr [27]
Téléphone : 04 91 55 11 10 / 04 91 55 20 43
 
Tarifs: de 10 à 81€
 
La Traviata / Verdi

OPÉRA EN 3 ACTES

Livret de Francesco Maria PIAVE

Création à Venise, le 6 mars 1853, au Teatro La Fenice
Dernière représentation à Marseille, le 2 janvier 2019

PRODUCTION Opéra de Marseille
Direction musicale Clelia CAFIERO
Mise en scène Renée AUPHAN réalisée par Yves COUDRAY
Décors Christine MAREST
Costumes Katia DUFLOT
Lumières Roberto VENTURI

Violetta Ruth INIESTA
Flora Laurence JANOT
Annina Svletana LIFAR

Alfredo Julien DRAN
Germont Jérôme BOUTILLIER
Gastone Carl GHAZAROSSIAN
Le Marquis Frédéric CORNILLE
Le Baron Douphol Jean-Marie DELPAS
Le Docteur Yuri KISSIN

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

CONCERT HOMMAGE À BEETHOVEN

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 PAR L’ORCHESTRE SYMPHONIQUE DE SANREMO & MICHEL BOURDONCLE (Piano)

       20 février 2024 –Théâtre de la Chaudronnerie

Le 20 février 2024, dans ce magnifique Théâtre de la Chaudronnerie à La Ciotat, un évènement admirable est programmé : le Concert Hommage à Beethoven par l’Orchestre symphonique de Sanremo avec l’immense pianiste Michel Bourdoncle au piano.

Nous avons rencontré Michel Bourdoncle

 « J’avais cinq ans quand j’ai commencé le piano. Je lisais les notes avant de savoir lire. J’ai commencé à jouer à l’âge de 18 ans. C’est dans les années 2000 que j’ai connu le paroxysme ; pendant quelques années, j’ai fait une centaine de concerts par an. Je jouais beaucoup en Asie, en Amérique latine, en Europe avec tous les grands orchestres nationaux. Depuis environ cinq ans, j’ai mis un peu la pédale douce pour m’occuper de la carrière de mes enfants, très prometteuse également. »

 « Les plus grands bonheurs sont ceux que l’on partage »

Michel Bourdoncle n’est pas seulement un pianiste d’exception, c’est aussi un homme passionné, voué à la musique et intensément respectueux des autres, à leur écoute. Jouer, seul ou au sein d’un groupe, donner la parole, soutenir la voix des instrumentistes à cordes ou à voix, aborder les concertos dans tous les répertoires, rencontrer, partager avec les musiciens lors des concertos, sont dit-il, des moments de rare intensité. Homme de communication, homme de lien, Michel Bourdoncle traverse la musique, toutes les musiques, depuis plus de quarante-cinq ans avec le même bonheur à la jouer que les spectateurs ont à l’entendre.

« J’ai un plaisir fou à jouer, à enseigner, à partager. Quand on parle plusieurs langues, c’est sensationnel. Je rencontre quelqu’un à Moscou qui me parle pendant trois heures de la chute d’Allende. En Chine, j’essaie d’apprendre le chinois… Tout me passionne ; la musique me passionne. Je fais maintenant une cinquantaine de concerts par an et cela me suffit amplement. Le Festival, Les Nuits Pianistiques,  l’Académie, me prennent du temps ; c’est une responsabilité »

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Un professeur bienveillant

Michel Bourdoncle est également un professeur attentif, exigeant mais bienveillant, qui continue à avancer en transmettant. De cours de piano au Conservatoire de musique d’Aix-en-Provence en master-classes dans de nombreux pays à travers le monde, Michel Bourdoncle donne une importance cruciale à la diffusion musicale est très importante. 

« On ne peut pas interpréter un concerto si on ne brise pas la cuirasse. »

 « Il y a des compositeurs dont je me sens proche pour l’aspect humain. Par exemple, si nous évoquons Liszt, pianiste, organiste, transcripteur, improvisateur, chef d’orchestre, organisateurs de festivals, en dehors du géant qu’il a été, et de ce qu’il représente pour la musique, il a été d’une générosité inouïe en aidant beaucoup de compositeurs. Il a soutenu et essayé de faire connaître des compositeurs qui n’étaient pas connus. C’était un professeur très apprécié. II a inventé le récital de piano. Je sens cette infinie tendresse qu’il avait et cette infinie passion qu’il avait aussi. Il disait de lui-même « Je suis à la fois Tzigane et Franciscain » ; tout ce dont un artiste doit avoir envie, c’est-à-dire une palette inouïe : la rigueur, le sérieux, l’analyse, la construction, et en même temps, la folie, l’outrance. On ne peut pas interpréter un concerto ou une sonate de Liszt ou de Brahms si on est quelqu’un tout le temps dans ses chaussures, qui ne brise pas la cuirasse. De temps en temps, c’est absolument nécessaire. C’est un exemple pour nous tous. Pour jouer avec  orchestre, c’est une dimension extrême qu’il faut avoir. »

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L’Orchestre Symphonique de Sanremo

Sous l’impulsion de Giancarlo De Lorenzo, l’Orchestre Symphonique de San Remo, qui compte une quarantaine de musiciens est un des grands orchestres nationaux italiens avec lequel Michel Bourdoncle a joué deux fois : une première fois à Monte-Carlo et une autre fois en Italie. Véritable vivier de talents émergents, le prestigieux orchestre de Sanremo a célébré son cent-vingtième anniversaire le 1er janvier 2023. Son répertoire va de Vivaldi à Penderecki, de Monteverdi à Ligeti, des grands compositeurs baroques et classiques aux artistes d’aujourd’hui. 

 Si Michel Bourdoncle n’a pas de préférence parmi les grands compositeurs –il les admire tous- cette soirée rendra hommage au grand Beethoven, un spectacle présenté par Les Nuits Pianistiques.

La Ciotat, splendide ville culturelle, le Théâtre de la Chaudronnerie, lieu emblématique de culture, le merveilleux orchestre Italien de Sanremo, le modeste et prodigieux Michel Bourdoncle au piano, tous les ingrédients sont réunis pour faire de ce mardi 20 février 2024 à 20 heures un moment de bonheur intense, à partager. Il faudrait être sourd à la musique pour résister à son appel.

Danielle Dufour-Verna 

Crédit photo: DR

De L’Allemagne d’après le roman éponyme de Germaine de Staël

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S’adressant à un public peut être averti, le spectacle n’avait pas de notice fournie sur cette grande dame des Lumières. Je l’ai toujours admirée et j’en offre ces lignes, tirées d’une causerie, à l’usage des lecteurs.

 GERMAINE DE STAËL (1766-1817)

Elle naît à Paris, mais de parents suisses, protestants. Elle est la richissime, fille du ministre des Finances de Louis XVI, Jacques Necker, qui se paie le luxe de payer le budget de la France ruinée, de prêter au Royaume une somme colossale que Germaine mettra presque toute une vie à récupérer. Elle est élevée dans un milieu de gens de lettres.

En 1786, à vingt ans, elle épouse —on lui achète un mari et un titre—le baron Staël, ambassadeur du roi de Suède auprès de la cour de France. Sans enthousiaste, avec esprit mais cruellement, elle dit :

 « De tous les hommes que je n’aime pas, mon mari est celui que j’aime le mieux. »

 Mariage de raison à la mode dans leur grand monde : les époux s’aiment sans doute un peu et se trompent beaucoup. Le baron a des aventures, Germaine, des passions tapageuses, dans les dangereuses liaisons libres d’une époque risquée traversée, après la chute de l’ancien Régime, de la Révolution et sa Terreur, du Directoire et du Consulat et d’un Empire autocratique qu’elle annonce et dénonce. Sa vie sentimentale agitée, orageuse avec Benjamin Constant, de Lausanne —auquel elle inspirera le personnage suicidaire à répétition d’Ellénore du roman Adolphe— la fixe dans ce couple tourmenté de Suisses, intransigeants donneurs de leçon républicaine à la neuve République française, la rendant indésirable, plusieurs fois forcée à l’exil à travers l’Europe, suivie de Benjamin qui, plus habile, s’arrangera avec tous les régimes, arrangeur même de la Constitution napoléonienne qui la révulse.

Elle divorce en 1800, épousera un homme plus jeune.

Femme généreuse, elle se mêle de tout. Favorable à la Révolution et aux idéaux de 1789, critique dès 1791, opposante à tous les extrémistes, elle est gênante à tous, un temps protégée par le statut diplomatique de son mari, elle doit se réfugier auprès de son père en Suisse à plusieurs reprises.

Fascinée par le jeune Général Bonaparte vainqueur des Autrichiens en Italie qui rentre en restaurant les finances d’une république appauvrie, elle le harcèle de questions, rapporte Talleyrand :

« Général, quelle est pour vous la première des femmes ? », demande-t-elle se posant sans doute imprudemment en première.

— Celle qui fait le plus d’enfants, Madame », lui aurait répondu sèchement le misogyne Corse, tout dévotion pour sa Laetizia de maman.

 Peut-être début ou symptôme d’une guerre répulsion/fascination entre eux. Mais, plus politiquement, elle le voyait en libéral, mais lucide, avec le coup d’état du 18 Brumaire (9 novembre 1799), approuvé par l’opportuniste Benjamin Constant, elle voit qu’il signe la fin de la Révolution et que le Consulat, le faisant Premier Consul, en fait un dictateur à vie. La suite lui donne vite raison : le régime consulaire se transforme en empire héréditaire. Bonaparte est sacré empereur le 2 décembre 1804 et le régime se construit sur le modèle d’une monarchie que la Révolution avait abolie.

De son célèbre et bruyant salon de la rue du Bac où elle reçoit tout le gratin culturel et politique, républicains et émigrés, du haut de sa notoriété, voix hautement connue internationalement, au nom de la liberté, elle se répand contre lui. Napoléon dira avec humour mais non sans raison,

 « Mes plus grands ennemis en Europe ? L’Angleterre, la Russie et Madame de Staël. »

Revenue d’un de ses exils en mai 1795 avec Benjamin Constant, elle en est de nouveau exilée en octobre par le redoutable Comité de Salut public, au couperet toujours facile malgré la fin de la Terreur. Germaine acquise fidèlement aux idéaux de 89, sait la monarchie impossible désormais, rêve d’une république fondée « sur la justice et l’humanité » ; par sa voix, sa plume, sous son nom ou des pseudonymes transparents, elle s’élève contre tout despotisme, élevant contre elle monarchistes revanchards, révolutionnaires ultras.

Bannie de Paris (condamnée à en rester « à quarante lieues », 160 km), puis interdite de séjour sur le sol français, exilée en 1803 par Bonaparte, en résidence forcée et surveillée dans sa propriété de Coppet près de Genève ; elle y réunit toute l’Europe pensante, ce que Stendhal a appelé « les états généraux de l’opinion européenne ». Elle réussit à fuir, voulant rejoindre l’Angleterre. À cause du blocus continental qui ferme les ports, c’est une épopée terrestre.

Il y aurait de quoi sourire, si elle n’avait eu à tant endurer, à voir l’homme le plus puissant d’Europe, chasser bassement une femme et la poursuivre sur tout le continent alors qu’elle évite l’expansion de ses armées conquérantes jusqu’à la Russie juste avant l’arrivée des Français dans un Moscou en flammes, fuyant avec, sinon armes, bagages, enfants, et Benjamin Constant à ses côtés, à ses crochets (dont elle a eu une fille) pour trouver, passant par la Suède ex-matrimoniale, où va sagement régner Bernadotte, ancien Maréchal d’Empire qui se retournera contre l’Empereur, un asile en Angleterre. Elle y écrira De l’Allemagne en 1810, remettant juste un pied prudent en France pour en suivre de loin l’impression, dix-milles exemplaires, immédiatement saisis et pilonnés.

Talleyrand, « Le diable boiteux », l’Évêque d’Autun qui servira et trahira tous les régimes, qui l’a exploitée sentimentalement, financièrement et politiquement, qu’elle a sauvé peut-être de l’échafaud en le faisant rayer de la liste des émigrés à son retour en France, pour lequel elle avait arraché de vive force le ministère des affaires étrangères à Barras, alors Premier Consul, allant même lui faire l’article de ses vices utiles (« Il a tous les vices de l’Ancien Régime et ceux du nouveau : il est fait pour vous ! »), l’ingrat Talleyrand qui ne lui rendra jamais la protection qu’elle lui avait toujours prodiguée, dira d’elle avec un humour cruel :

« Cette femme avait toutes les vertus et un seul défaut : elle était insupportable. »

 Sans doute à vouloir se mêler, avec une clairvoyance et une compétence que n’avaient sûrement pas nombre d’hommes qui, en politique même révolutionnaire, avaient prudemment exclu les femmes, ne leur accordant même pas le droit de vote. Pourtant, dans ce livre où elle soulignera n’avoir rien mis de ses idées qui pourraient fâcher encore le pouvoir, elle a cette étrange affirmation qui sonne comme un aveu désabusé, comme si elle insinuait qu’elle voulait rester enfin modestement à sa place, à l’ombre, sans conflit avec les hommes :

 « On a raison d’exclure les femmes des affaires politiques et civiles ; rien n’est plus opposé à leur vocation naturelle que tout ce qui leur donnerait des rapports de rivalité avec les hommes, et la gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur. »

Et discutant du mariage, elle ne discute pas la primauté biblique de l’homme sauf pour le rappeler à ses devoirs, primordiaux en conséquence :

« Dieu a créé l’homme le premier comme la plus noble des créatures, et la plus noble est celle qui a le plus de devoirs. »

FÉMINISTE ?

Recevant Lucile Pessey à la radio pour présenter ce spectacle, production de son association Intim’Opéra, qui a pour vocation de valoriser le matrimoine culturel si longtemps oublié ou négligé, je m’étonnais : pour un spectacle sur la combattive Madame de Staël, matière idéale, pionnière et aujourd’hui icône rêvée du féminisme par sa vie et son œuvre qui exalte des femmes victimes des contraintes sociales, aristocratiques chez Delphine (1802) ou maritales et artistiques dans Corinne ou l’Italie (1807 et 1808), image de la femme libre et poétesse, cette production nous la représente par le biais non de ses fictions socialement significatives sur le statut de la femme, mais de son fameux essai, De l’Allemagne (1810-1813).

 La justification est que ce spectacle est bâti sur idée de Maria Kohler, comédienne de la riche colonie allemande de Marseille, pour fêter de la sorte la Journée franco-allemande —j’imagine la non citée commémoration du Traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, signé par le Chancelier Adenauer et De Gaulle, qui scellait la réconciliation de l’Allemagne et de la France.

 De l’Allemagne

France/ Espagne

La France, ignorante de la littérature espagnole, autant que de l’allemande comme le déplorait Madame de Staël, n’a pas vu que cette approche comparatiste avait un célèbre précédent hispanique, connu de toute l’Europe depuis deux siècles, La oposición y conjunción de los dos grandes luminares de la tierra o de la antipatía natural de franceses y españoles (‘L’opposition et conjonction des deux grands luminaires de la terre ou de l’antipathie naturelle des Français et des Espagnols’), un essai du Doctor García paru à Paris en 1615 à l’occasion du double mariage d’Isabelle de Bourbon et de Philippe IV et, d’autre part, d’Anne d’Autriche et de Louis XIII, dans un esprit de concorde entre les deux nations en guerre depuis un siècle. L’édition, bilingue, connaît un succès foudroyant, plus de quarante-sept éditions au XVIIe siècle et encore au XVIIIe et des traductions dans toute l’Europe, italienne, anglaise, allemande, française en plus de la bilingue originale. García fait une étude physico-psychologique comparée des deux nations, des modes et vêtements, des habitudes, des mœurs, oppose la gravité de l’Espagnol à la légèreté et la volubilité du Français, constate le bruyant désordre des coqs gaulois dans la rue face au silence digne des Espagnols. Des clichés auxquels n’échappe pas le texte de Staël.

Naturellement, la comparaison cas par cas entraîne des paires de phrases brèves et des figures de symétries, antithétiques, enchaînant forcément stéréotypes nationaux, non sans humour, dans la simplification inévitable des poncifs. Mais le désir des deux auteurs est la concorde des deux nations par la connaissance de l’Autre et l’équivalence des qualités et défauts réciproques.

À García, il sera reproché une sympathie pour la France comme on fera, d’une sympathique germanophilie de Stahl, une antipathie française, fallacieux argument pour censurer et interdire le livre, alors que la bouillonnante, généreuse et curieuse Germaine, même si l’Allemagne n’est pas encore une entité politique, en visionnaire lucide, la perçoit dans une unité raciale et culturelle qu’elle s’emploie à faire connaître. Au sentiment de supériorité du Français, à une arrogante France impériale autocentrée, bien qu’impérieusement excentrée dans toute l’Europe, elle offrait le miroir, forcément réflexif, d’un autre pays, d’une autre culture, d’autres valeurs, qui, par la comparaison et non la confrontation, ne pouvaient que l’enrichir. Elle souligne avec finesse et humour le scientisme français, son culte des mathématiques, sa religion de la Raison, et l’oppose au goût allemand de l’Imagination, aux élans de l’enthousiasme, résumant les deux pôles opposés de l’esprit de « merveilleux » qui a le pas sur l’esprit de géométrie :

 « L’univers ressemble plus à un poème qu’à une machine », répète-t-elle.

 C’est avec justice qu’on fait de son essai une introduction, en France, du romantisme, déjà sensible chez son compatriote adoré, Jean-Jacques Rousseau, comme si la Suisse était un trait d’union avec les élans passionnels du Sturm und Drang germanique, ‘Tempête et Passion’, mouvement artistique et politique national révolté, au nom de l’intériorité, contre la superficialité abstraite des Lumières à la française : le Français parle, l’Allemand pense, résumera en quelque sorte Germaine.

« Un Français sait encore parler, lors même qu’il n’a point d’idées ; un Allemand en a toujours dans sa tête un peu plus qu’il n’en saurait exprimer. On peut s’amuser avec un Français, quand même il manque d’esprit. Il vous raconte tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, le bien qu’il pense de lui, les éloges qu’il a reçus, les grands seigneurs qu’il connaît, les succès qu’il espère. Un Allemand, s’il ne pense pas, ne peut rien dire, et s’embarrasse dans des formes qu’il voudrait rendre polies, et qui mettent mal à l’aise les autres et lui. »

Évidemment, décréter l’Allemagne « la patrie de la pensée » ne pouvait être bien perçu dans une France se targuant d’être le pays de la Raison. Mais à cette raison qu’elle semble concéder à la France, trait déjà romantique, elle oppose le Sentiment.

Mais, surtout, cette farouche fille de la liberté qu’elle défend contre les oppresseurs, dénonçant inlassablement la trahison des idéaux de la Révolution par Bonaparte, à côté d’inévitables clichés, laisse percer son indépendance d’esprit et tombe juste quand, elle la retrouve et salue dans ce pays l’individualisme du jugement libéré des contraintes, si françaises des règles, c’est-à-dire des académies :

 « En Allemagne, il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout est individuel. L’on juge d’un ouvrage par l’impression qu’on en reçoit, et jamais par des règles, puisqu’il n’y en a point de généralement admises. »

 Certes, l’on voit que, en dehors de quelques délicieux croquis paysagers ou urbains, quelque anecdote pittoresque sur les coutumes brassées, brossées avec la plaisante légèreté salonnarde française, l’Allemagne de la Baronne de Staël est celle de son monde, de son milieu : de son salon. Mais quel salon ! Même si elle n’a pu les connaître directement, puisqu’ils étaient morts autour de 1803/1804 elle parle du poète de la nature Klopstock, du dramaturge Lessing, du criticisme idéaliste de Kant mais aussi de Herder maître de Schiller et Goethe, qu’elle fréquente en personne dans le salon du duc de Weimar, de Schlegel. Comme dans son salon parisien, dans son château suisse de Coppet où elle réunit les beaux esprits européens, comme l’abeille va au miel, elle butine passionnément la culture, la philosophie, œuvre même pour l’abolition de l’esclavage.

Le poète Heinrich Heine (1797-1856), admirateur de Germaine, mitigera cependant son enthousiasme dans un ouvrage parallèle, De l’Allemagne (1835), axé surtout sur l’histoire de la religion et de la philosophie mais il pressent subtilement les dangers des nationalismes naissants. Les longues notes qu’il accumule pour un autre essai, De la France (1833/1857) laissent voir l’empreinte en lui de Madame de Staël.

Aujourd’hui, avec d’autres moyens, on l’aurait qualifiée d’influenceuse. Mais on portera à son crédit la noblesse des causes qu’elle défend, la liberté et l’humanisme au-dessus de tout. En 1793, elle se fend même d’un texte adressé aux femmes, prudemment anonyme, pour tenter d’arracher Marie-Antoinette à la guillotine. La caisse de résonance de son salon parisien d’opposition libérale, agacera tellement Bonaparte en marche vers le pouvoir absolu, crispera tellement Napoléon devenu empereur, qu’il cherchera le mettre sous cloche, à la bâillonner, faire taire cette intransigeante opposante. En vain. Quelqu’un dira :

 « Le salon de Madame de Staël est partout où elle se trouve. »

 Et dans ce spectacle, certes un trio de dames, mais devant une salle pleine et vibrante qui leur fera un triomphe mérité —à quelques réserves près.

LE SPECTACLE : LECTURE ET MUSIQUE

         Un piano à jardin, à cour, une table basse, un fauteuil, deux guéridons à candélabres, un canapé de style ni Empire, ni Directoire, ni Louis XVI mais aux lignes voluptueuses galbées du rococo appelant la caresse qui justifieraient le mot de Talleyrand disant que, qui n’avait connu l’Ancien Régime, n’avait pas connue ce qu’était la douceur de vivre —pour certains, c’est sûr. Robe orange pour Corinne (nom du roman), bleu sombre pour Mirza la pianiste, et légère tunique beige, vaguement à l’antique Directoire pour Ellé(o)nore (Ellénore, nom de l’héroïne névrotique de l’Adolphe de Constant), qui vient avec la lettre reçue de son amie Germaine à Londres avec un exemplaire de son livre, De l’Allemagne dont la lecture qu’elle va en faire longuement est le cœur, lourd, du spectacle, plus oral que musical.

         En effet, cette longue lecture à une voix a la limite, au sens dramatique sinon artistique, d’exclure du jeu pratiquement les deux autres partenaires, puisque Marion Liotard, virevoltante et vibrante au piano, en soliste impatiente commentant ou ponctuant avec enjouement des effets du texte, et Lucile Pessey au chant, dans le peu qui leur est imparti, emplissent et occupent généreusement l’espace laissé plutôt vide par la voix au joli timbre et doux accent mais trop faible de la lectrice Maria Kohler difficilement audible, qui me contraint de revenir au texte même pour combler les lacunes de l’audition.

Faute d’une dramatisation des personnages, d’une théâtralisation du texte et musiques, d’élargir à d’autres textes de Staël, qui eût demandé d’autres moyens, le metteur en scène Yves Coudray meuble habilement l’espace des comparses auditrices par des déplacements, un peu forcés, requis par la tasse de thé, les biscuits offerts, la consultation de la partition, du texte : malgré tout, elles sont réduites à quelques mimiques, des exclamations de surprise, d’indignation ou à des gestes féminins de joyeuse ou tendre complicité ou consolation, se tenant par les main, ou parfois se partageant une page du livre ou entonnant en trio  « l’Hymne à la joie » de Schiller, coda de la IXe Symphonie de Beethoven. Cela en fait des silhouettes mais non des personnages.

         Pourtant, l’entrée d’Ellé(o)nore, lettre et livre en main de Germaine était une vraie entrée dramatique, avec l’anecdote, terrible pour la démocrate, du décret liberticide « sur la liberté de la presse » […] « qu’aucun ouvrage ne pourrait être imprimé sans avoir été examiné par des censeurs ».

         Il y a l’aveu poignant de l’exilée se risquant malgré tout à poser un pied en France :

         « Je vins à quarante lieux de Paris pour suivre l’impression de cet ouvrage, et c’est là que pour la dernière fois j’ai respiré l’air de France. »

         Puis l’annonce de la destruction officielle des dix-milles exemplaires, un vrai autodafé contre la pensée, l’obligation policière d’en remettre le manuscrit. Enfin, sommet de cruauté, de cynisme, il y a le courrier du ministre de la Police Savary commandité par Napoléon, justifiant censure et exil au nom d’un nationalisme étriqué :

« Votre dernier ouvrage n’est point français. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. »

 Il se paie l’hypocrite politesse de lui désigner les ports par lesquels il lui est permis de quitter la France dans les vingt-quatre heures, dont on lui laisse ironiquement le libre choix —mais, avec obligation de les signaler avant son départ, tant on la surveille de près : bref, tant on la redoute.

C’était l’entrée, à coup sûr dramatique en scène, du drame tout de même réel vécu par cette indomptable femme. Peut-être eût-il mieux convenu pour une fin, après une connaissance du livre, faisant ressortir l’injuste tyrannie qui le et la condamnait. Mais la lecture consécutive du livre, anecdotique, en neutralise, en dilue aussitôt l’impact émotionnel personnel par le propos général et il n’y aura rien de particulier par la suite de ce niveau de tension réellement théâtrale. D’autre part, cette récitation univoque, à sensation monocorde par évaporation vocale, accuse, du moins quand on arrive à capter les paroles, le didactisme, parfois moralisateur du texte, écueil qu’épargne une lecture solitaire à rythme personnel.

         Alors, on attend la musique. Aucune n’est contemporaine, même si on veut peut-être considérer le lointain Bach intégré, et Mozart encore proche, ce dernier illustrant la juste observation de Germaine de son art d’allier texte et musique, avec évocation du Don Giovanni dont Lucile Pessey, dont la belle voix fruitée a muri, s’est élargie, colorée dans le grave sans perdre de sa légèreté, se paie le luxe de parodier l’air caverneux de l’entrée du Commandeur au dernier acte. L’hommage à Haydn dont Germaine entendit la Création à Vienne méritait peut-être quelque intervention de Liotard au piano. On aurait rêvé de quelque pièce de la marquise Hélène de Montgeroult, stricte contemporaine de Germaine de Staël, ayant traversé les mêmes affres révolutionnaires. Mais comment résister à An die Musik, cet hymne délicat à la musique salvatrice de Schubert ?

Les morceaux, sauf exception, ne semblent guère illustrer strictement le texte, une situation autre qu’affective des interprètes, comme la rageuse douleur de Corinne, déchirante dans un air de Mozart exaltant la fidélité à la mention du libertin Benjamin Constant qui fut le tourment amoureux de Germain/Ellénore. Sans être contemporain, car postérieur à la mort de Madame de Staël, l’Ode, ou « l’Hymne à la joie » de Schiller, coda chorale de la IXe Symphonie de Beethoven est pleinement justifié par l’admiration que Germaine voue au poète connu. C’est devenu à juste titre notre hymne européen puisque l’on y chante les valeurs supranationales, morales, des peuples harmonieusement unis que prône effectivement et affectivement Madame de Staël : « Alle Menschen werden Brüder », ‘Toues les hommes deviennent frères’.

C’est un sommet grandiosement naïf et sentimental de l’idéologie des Lumières.

UNE CERTAINE IDÉE DE L’EUROPE

Belle idéal plutôt, que caresse le rêve de la généreuse baronne, et son credo en faveur du mélange fraternel des peuples, des savoirs, bref, contraire à l’exclusion qui menace ou agit actuellement. On pourrait opposer à certains, aujourd’hui même, rêvant de frontières mentales et culturelles, au risque de l’asphyxie du confinement intellectuel, cette superbe sentence de Madame de Staël, et ses déclinaisons qui semblent s’adresser à tels de nos contemporains qui redoutent frileusement les dangers des courants d’air extérieures, rêvant de barrières, de frontières sanitaires, raciales, intellectuelles :

« nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France […] la grande muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors d’y pénétrer.[…]

On se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères. […] Les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. »

Comment ne pas partager aussi son plaidoyer pour le mélange et l’enrichissement des cultures et langues par le brassage harmonieux. Elle est Suisse de France, donc maîtrisant français, sûrement italien et l’alémanique, l’anglais étudié, polyglotte en somme. Ouverte à l’Autre. Passant par la Russie elle voulait écrire un autre essai, De la Russie.

Stendhal touche juste en voyant dans ses rencontres de Coppet « les états généraux de l’opinion européenne ». Elle l’exprime explicitement :

« Il reste encore une chose vraiment belle et morale, c’est l’association de tous les hommes qui pensent d’un bout de l’Europe à l’autre. »

Certes, issue d’un milieu favorisé, privilégié. Mais n’y a-t-il pas encore plus grand mérite de dépasser ses égoïsmes de classe pour s’ouvrir généreusement à l’Autre, du dehors, pour l’accueillir comme une richesse ? Elle a cette belle formule à son image :

« L’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit. »

Aux frémissements de la salle, on sent que ce message, d’une actualité politique et humaine si contemporaine, passe très bien, peut-être un peu trop surjoué par un jeu d’optimisme solidaire souriant des trois dames sollicitant notre sympathie. On regrette d’autant plus, en tant que dramaturge, que l’on n’ait pas placé en cette fin l’épisode initial de la brutale destruction de ce livre généreux par un pouvoir despotique qui menace toujours nos valeurs humanistes, nos libertés de dire, d’écrire, de penser.

FRANCE/ALLEMAGNE

À l’évidence, avec le recul du temps, on ne peut embrasser cet ouvrage, mû par un désir de rapprochement de deux nations, qu’avec le sentiment qu’elles furent toujours des ennemies traditionnelles. Il n’en était rien à l’époque de Madame de Staël : après deux siècles de rivalité avec l’Espagne, c’est la Grande-Bretagne qui était devenue l’ennemie traditionnelle de la France. Cet antagonisme ne cédera qu’en 1904 avec la signature à Londres de l’Entente cordiale avec la République Française. Après la cuisante défaite française de 1870, la proclamation à Versailles du Reich allemand, l’annexion de l’Alsace et la Lorraine, puis les deux Guerres mondiale, c’est l’Allemagne qui occupera ce rôle, et il faudra attendre l‘embrassade historique entre le Chancelier Adenauer et De Gaulle qui scelle en 1963, « l’accord durable », la réconciliation, des deux peuples ennemis depuis près de cent ans.

         Et l’on rendra encore cet hommage à Madame de Staël, Européenne visionnaire, qui autant encore que l’Italie, unifiée aussi en 1871, voit de façon globale ces deux peuples, mais comme facteurs culturels d’une même Europe. Dont elle est un juste emblème.

        Après cette réussite féministe et musicale, on espère avec impatience et sympathie un autre spectacle d’Intim’Opéra de Lucile Pessey qui a la générosité de ne pas tirer à soi la couverture artistique et amicale. Benito Pelegrín

Lucile Pessey, soprano

Marion Liotard, pianiste

Maria Kohler, comédienne

Mise en scène : Yves Coudray.

Costumes : Mireille Doering-Born

Teaser spectacle Paris (autorisation Intim’Opéra)

Présenté au  Cabaret-Théâtre L’étoile bleue, 107, bis Boulevard Jeanne d’Arc, Marseille, Samedi 20 janvier 2024