BRITANNICUS
Racine,
Théâtre Toursky,
14 janvier 2012
Monstres naissant et finissant
Que faut-il pour faire du bon théâtre, une salle
pleine et un public heureux ? Une bonne pièce, de bons acteurs et une
mise en scène simple et intelligente. On en a eu la preuve au théâtre
Toursky avec cette représentation de ce texte de Racine qui passe ainsi
sans problème la rampe du temps et tient le public haletant jusqu’au
bout.
L’œuvre
Le sujet est moins celui du titre puisque
Britannicus, le héros malheureux, l’objet et victime de la jalousie de
Néron, qui lui enlève Junie avant de l’empoisonner, importe moins que
son frère adoptif criminel et bien moins encore qu’Agrippine, la
terrible matrone, matriarche, mère abusive de cet empereur qu’elle a
fait en épousant et tuant son oncle Claude. Véritable pivot de la
tragédie, Agrippine a un lourd passé : ayant eu Néron d’un premier lit,
après avoir poussé l’empereur Claude à tuer sa femme Messaline, mère de
Britannicus et d’Octavie, elle lui fait adopter Néron (l’adoption et
non la naissance était l’ordre de succession au trône impérial), lui
faisant écarter Britannicus son fils légitime au profit du sien, auquel
elle donne pour épouse Octavie pour resserrer le lien familial et
dynastique. De crainte que Claude ne se repente et n’annule son
testament en faveur de Néron, elle l’empoisonne d’un plat de
champignons préparé de sa main et, son fils empereur, Britannicus
écarté, poussé dans les bras de Junie, descendante d’une autre grande
famille décimée pour l’éloigner du pouvoir, Agrippine règne
pratiquement au nom de son fils. Du moins jusqu’au lever du rideau dans
la pièce puisque Néron, à qui elle a donné deux excellents précepteurs,
le philosophe et auteur de tragédies Sénèque (absent de la pièce) et
Burrhus le militaire, après sept années de règne salué par tous,
s’émancipe de la férule de ses maîtres et de sa mère.
La pièce de Racine suit exactement les historiens
romains Suétone et surtout Tacite et prend Néron le jour de son premier
crime. Il se signalera par les meurtres de Sénèque (contraint au
suicide), probablement de son épouse Octavie, et, entre autres, de
celui de sa mère. Racine, comme une fatalité, fait planer et peser sur
la tragédie en route tout le poids de l’histoire à venir de Néron que
connaissaient ses spectateurs, et même la fameuse prédiction de son
meurtre par son fils faite à Agrippine qui répondit : « Qu’il me tue,
pourvu qu’il règne ! » Il oppose ici Agrippine et sa passion du pouvoir
à Néron qui met son pouvoir au service de sa passion pour Junie :
monstre naissant contre monstre finissant.
Mais cette tragique histoire de famille antique fait
oublier celle, contemporaine, peut-être prudemment entre les lignes. En
effet, le jeune Louis XIV, marié contre son goût à l’infante d’Espagne
Marie-Thérèse en 1660, a pris le pouvoir, s’est mis à régner sans
partage, à la mort en 1661 de son parrain et tuteur politique Mazarin,
qui gouvernait jusque-là sous couvert de la Reine Mère Anne d’Autriche,
désormais écartée des affaires. Elle était loin d’être une Agrippine,
mais avait solidement assis le pouvoir de son fils. Elle mourra en
1666. Entre temps, le jeune monarque Louis est amoureux de sa
belle-sœur Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur, son frère
Philippe, homosexuel, mais jaloux de sa femme qui meurt, peut-être
empoisonnée, en 1670. En sorte que Britannicus de 1669, baigne
discrètement dans cet autre histoire contemporaine : un pouvoir
personnel conquis contre une mère politique, une épouse dédaignée et un
amour jaloux pour une même femme entre deux frères : Néron adopté par
Claude était, pour les Romains, frère de Britannicus auquel il veut
arracher Junie. Par ailleurs, Louis XIV, qui se donnait en spectacle
dans des ballets faits pour sa personne, est bien une image du Néron
qui chantait dans les théâtres, disputait des concours de chant et de
char dans les cirques, indignes jeux pour un monarque comme le souffle
la pièce.
Réalisation
Point de grand apparat de décor et décorum dans
cette intelligente économie de moyens voulus par la mise en scène de
Tatiana Stepantchenko et la scénographie minimaliste de Marina Filatova
: dans un demi-jour inquiétant, deux grands rideaux tombants qui
figureront, sous des lumières expressives, en transparence, une sorte
de cage où tourne le fauve aux aguets Néron ou se love le vénéneux et
visqueux serpent Narcisse : plis et replis de la cour et du cœur
humain, ses ombres et pénombres trompeuses, et, en arrière-plan des
personnages, arrière-fond des intrigues, clair-obscur des mots sous les
mots à double entente, et tentures où se dissimule un empereur espion
de la femme qu’il aime. Devant, recouvert du même tissu, une caisse
rectangulaire, tour à tour banc, piédestal de l’arrogance, autel déjà
du sacrifice ou pierre tombale.
On est soulagé de voir que ces faux Romains ne sont
pas affublés de costumes contemporains à la Gucci, Prada, Hugo Boss ou
en jeans et tee-shirt selon l’académisme à la mode depuis cinquante
ans. Signés aussi par Marina Filatova, ils ont une beauté intemporelle
qui ne jure pas avec la romanité : ample dessus blanc à la façon du
drapé d’une toge sur une robe noire pour l’ambivalence morale
d’Agrippine au sombre passé cherchant à se blanchir désormais, à
l’inverse du traître Narcisse, blanc sur noir de son passage de
Britannicus à Néron, simple robe claire de victime pour Junie, épaisse
capote ou carcasse et cuirasse militaire sombre pour Burrhus,
expressivité des tissus froissés serrés au corps de Narcisse et Néron,
qui cache ses doigts –griffes ?- ou mains sous de longues manches,
sorte de seconde et souple peau reptilienne aux furtifs éclats. Les
bottes en cuir noir sont celles du pouvoir qui soumet ou écrase sous la
beauté des étoffes.
En arrière-plan, venue d’on ne sait où, entre bruit
et silence, une musique inquiétante baigne de sombre lumière sonore
cette atmosphère oppressante maximum en signes économes minima (Gérard
Hourbette) . Les maquillages blancs, épais sont ceux des étiquettes et
prudences de cour qui masquaient les émotions des visages habitués à
dissimuler.
Dès le premier tableau, apparemment écrasée dans
l’ombre sur le sol, cheveux et voiles répandus, attendant le réveil de
Néron qui lui interdit sa porte, puis se relevant de toute sa morgue,
se redressant impérialement sous l’injonction impérieuse d’Albine, dès
sa première note donc, Claire Mirande se révèle, sans se démentir
jamais tout au long de la pièce, en Agrippine de grande stature :
parfois presque la statue hiératique et noble qu’on en connaît sur la
Piazza della Signoria de Florence, mais une allure souvent agitée comme
ses voiles par les élans tempétueux de la passion, les gestes outrés de
son indignation, de ses imprécations, soudain apaisées amèrement par la
lucidité acide de ses analyses politiques et psychologiques :
« Je le craindrais bientôt s’il ne me craignait plus. »
Hautaine, méprisante, sèche, séduisante
incestueusement pour reconquérir son fils et le pouvoir, elle rugit,
martèle, assène, murmure les mots avec toujours la même superbe diction
qui sert musicalement le phrasé racinien.
À ses côtés, le Burrhus de Laurent Letelier, n’est
pas le frustre précepteur bourru, confit et confiné dans sa vertu : il
a une grande noblesse d’allure et de ton, une chaleur qui fait pièce à
la froideur et fureur politique d’Agrippine. Terrorisé par sa mère,
tiraillé par le mentor modèle et tenaillé par la duplicité sadique de
l’énigmatique Narcisse insidieusement pervers de Damien Remy, encore
instable entre le bien et le mal, Jacques Allaire, est un Néron
impressionnant non par la brutalité de ses appétits mais, au contraire
par sa malléabilité, sa perméabilité maladive aux diverses influences :
on sent la névrose, le rapport œdipien qui le lie, on le lit sur son
visage et son corps recroquevillé, à cette mère castratrice à laquelle
il doit tout : comme les faibles, il coupera brutalement le cordon
ombilical qui le ligote.
Face à ce quatuor impressionnant, les autres
personnages, bien que plus pâles, ne sont pas écrasés pour autant.
Magaly Godenaire campe une Junie un peu en retrait, faible mais fière
et forte face à Néron. Dans le rôle titre, Mathias Maréchal n’est pas
le Britannicus faiblard de la tradition : face à ce Néron velléitaire
et valétudinaire, il a une vigueur juvénile, une chaleur et une
puissance qui feraient de lui un empereur par le physique sinon par la
pratique, mais il pâtit, avec une belle voix mâle, d’une diction molle.
Quant à Albine, Catherine Mongodin, que l’on a appréciée dans sa
première tirade qui ouvre la pièce, elle la termine mal en jouant de
ses bras, dans l’ultime scène conclusive, les sémaphores et les
tourniquets, victime des a priori de mise en scène déclarés dans la
note d’intention qu’elle vient tardivement illustrer : il est bien et
bon de faire jouer physiquement, par le corps, le texte émis par la
voix. Cependant, on s’interroge encore sur le « travail chorégraphique
» annoncé de Geneviève Mazin : si la gestique peut servir la
déclamation tragique, à outrer certains gestes, on tombe dans la
gesticulation et, de la tragédie, comme avec cette dernière tirade,
dans la comédie. B.P.
Théâtre Toursky, vendredi 13, samedi 14 janvier 2012
Mise en scène : Tatiana Stepantchenko ; assistants : Catherine
Mongodin, Mathieu Boulet ; scénographie et costumes : Marina Filatova ;
travail chorégraphique : Geneviève Mazin ; réalisation costumes : Léa
Drouault ; montage sonore : Gérard Hourbette ; régie générale :
Thibault Dubois.
Distribution : Mathias Maréchal : Britannicus ; Claire Mirande :
Agrippine ; Jacques Allaire : Néron ; Magaly Godenaire : Junie ;
Catherine Mongodin : Albine ; Damien Rémy : Narcisse ; Laurent
Letelier : Burrhus.
Photos : Didier Crasnault, légendes, B. P.
1. Raideur militaire et souplesse politique,Burrhus et Agrippine ;
2.Homme de l’ombre, Narcisse ;
3. Manipulateur et marionnette, Narcisse et Néron.