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Magnifique Jacques Frantz : INTERVIEW EXCLUSIVE

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Comédien de théâtre, de cinéma, de télévision, Jacques Frantz, né en 1947 à Dijon, est un splendide artiste multiple à la carrière remplie. Très actif dans le doublage, il est la voix de grands acteurs américains : Robert de Niro, John Goodman, Mel Gibson etc. Il a joué dans d’innombrables longs métrages ainsi que pour la télévision, et excelle également au théâtre. Sa silhouette imposante cache une générosité que l’on devine au premier contact. Souriant, sympathique, dynamique et volontaire, Jacques Frantz est un acteur que l’on aimerait voir plus souvent en tête d’affiche.

Bonjour Jacques Frantz. Merci de m’accorder de votre temps pour répondre à quelques questions. Vous êtes un immense comédien de théâtre, de cinéma, de télévision et, je ne l’oublie pas, une voix magnifique pour le doublage d’acteurs mythiques.

Comment arrivez-vous à concilier toutes ces casquettes ?

-Pour moi, tout cela, c’est la même chose, la motivation de l’acteur, le jeu, la concentration, l’intelligence du texte, tout cela se retrouve autant au cinéma qu’au théâtre ou dans les enregistrements de roman que je fais beaucoup. Voilà ce ne sont pas exactement les mêmes parties de la personnalité qui se mettent en branle mais le ferment reste le même. Il n’y a pas fondamentalement de différence, ça se concilie tout à fait bien chez moi. D’autres acteurs diront peut-être autre chose, je ne sais pas.

Où  va votre choix dans l’hypothèse d’offres multiples ? Et pourquoi

-Mon choix va aller vers le texte qu’on va me donner à lire. Si le film est meilleur que la pièce, j’irai vers le film, si la pièce est meilleure que le film, j’irai vers la pièce ; cela dépend aussi du moment ; quelquefois on a des besoins individuels qui correspondent plus à certaines choses qu’à d’autres. Tout cela est en quelque sorte une soupe un peu personnelle, difficile à définir. En fait, c’est l’envie qui détermine la chose. Et l’envie est motivée, mise en branle par tout un tas de choses : le moment, le besoin que tu éprouves au moment où on te le propose, la qualité de ce qu’on te propose etc. etc.

Quand vous acceptez un rôle, est-ce que vous privilégiez le texte ? Le scénario ? La rencontre ? L’humain ?

-Oh, la question piège ! Privilégier est déjà un mot difficile pour moi. A mon avis, tout se tient. Le seul facteur un peu plus spécifique, c’est le facteur humain. Si c’est une histoire qui est porteuse d’un message ou aussi bien dans le comique… Attention, je ne suis pas raciste …. Oui, cela rentre en ligne de compte mais je suis un être multiple. C’est-à-dire je ne fais pas de catégorisation, je n’aime pas cela, j’ai horreur des étiquettes. Je crois que les choses se mélangent dans une espèce de pulsion personnelle. Quelquefois on peut me proposer un film très humain etc. et si j’en ai fait un juste avant je préfèrerai peut-être aller vers un texte plus militant, plus dur. Cela dépend vraiment de l’occasion qui fait le larron, comme chacun sait.

Avez-vous besoin de vous sentir en osmose avec vos partenaires ? Surtout au théâtre ?

-Oui, on ne joue pas tout seul, cela n’existe pas. On joue seul, bien sûr, la cuisine que l’on se fait soi-même pour parvenir à l’idée que l’on se fait du personnage, oui. Mais on est tellement tributaire des autres qui eux-mêmes sont tributaires de vous. Les acteurs qui jouent tout seul, cela se voit de suite, on s’ennuie. C’est quelque chose de très collectif, peut-être moins au cinéma, quoique, cela se discute.

Y a- t-il des auteurs que vous aimeriez particulièrement jouer ? Des cinéastes avec lesquels vous voudriez tourner ? Ou retrouver ?

-Ah oui bien sûr ! Des auteurs que j’aimerais particulièrement jouer, d’abord les grands classiques Tchekhov, Molière bien entendu, Racine qu’on joue très peu, que j’ai joué une fois dans Phèdre avec Carole Bouquet et Weber, puis des auteurs contemporains bien sûr que j’adore comme Louis-Charles Sirjacq ou des auteurs que j’ai joué récemment, Marguerite Duras, par exemple Harold Pinter qui est pour moi le plus grand de tous les contemporains. Des cinéastes et des metteurs en scène comme Gildas Bourdet, ce sont des types avec lesquels j’ai beaucoup appris, qui m’ont beaucoup donné, à qui j’ai donné aussi et qui ont su recevoir. C’est cette notion d’échange, cette notion d’alternative. Des metteurs en scène de cinéma avec qui j’ai tourné de petites choses mais avec qui j’aimerais tourner de grandes choses.

Et Weber ?

-Weber, c’est autre chose. On était enfant ensemble à l’école à la rue blanche, au conservatoire, puis on est allé à Reims ensemble, on a fait plein de trucs. On a grandi ensemble. Jacques m’a demandé de jouer dans son film, dans Dom Juan, après il m’a demandé de jouer Thésée. On a un parcours qui n’est pas totalement commun mais physiquement, on a des propositions qui sont un peu équivalentes. C’est quelqu’un pour qui j’ai énormément de respect, quelqu’un avec qui j’ai adoré travailler et que je suis prêt à côtoyer de nouveau quand il en aura besoin, bien que nous fassions nos carrières chacun de notre côté.

Je n’énumèrerai pas les rencontres, les films, les pièces, qui ont jalonné votre carrière. Certains vous ont-ils plus marqué que d’autres? Pourquoi ?

-Oui, j’ai adoré une pièce qui s’appelle « Encore une histoire d’amour » de Tom Kempinski avec qui j’ai travaillé avec Gildas Bourdet et avec la pauvre Marianne Epin qui nous a quittés récemment. Je viens de terminer « L’amante anglaise » de Marguerite Duras que j’ai adoré côtoyer et que, j’espère, on va côtoyer encore car on n’a pas tout à fait terminé, voilà ; des spectacles comme cela. J’ai adoré aussi jouer la pièce de Sirjacq « Les riches reprennent confiance » qui a été mis en scène par Etienne Bierry.  Cela a été un grand moment de ma vie, un grand jalon pour moi. J’ai adoré faire de la télévision avec Denis Malleval, avec Serge Moati, avec des grands metteurs en scène qui savent ce que c’est qu’un acteur, qui savent leur parler, qui savent travailler avec eux, en symbiose.

J’ai eu le plaisir dernièrement de  voir, au théâtre Toursky, votre performance de comédien dans « l’amante anglaise ». A pièce sublime, performance sublime des trois acteurs.

-Je prends, je prends, nous prenons !

Premièrement, dans cette mise en scène minimaliste la voix de l’interrogateur prend une place considérable…

 –Duras en parlait beaucoup

 … en ‘contrepoint’ des modulations de la voix de la merveilleuse Judith Magre. On peut regretter, sans rien enlever à la performance de Jean-Claude Legay qui est admirable, que vous ne soyez pas l’interrogateur. Le timbre particulier de votre voix n’aurait-il pas mieux convenu ?

-Mais je n’aurais peut-être pas pris le même timbre. Ah ah ah ! Chacun a sa vision des choses. Moi je respecte mes partenaires sinon je ne peux pas jouer avec eux et Loulou est parti sur une conception assez réaliste du personnage. C’est son droit le plus absolu. Je trouve que cela fonctionne très bien. Moi si j’avais joué l’interrogateur, je n’aurais peut-être pas fait tout-à-fait cela, mais je n’aurais peut-être pas eu non plus la voix qu’avait le personnage du mari qui est plein de doutes, de manquements de sûreté de soi et qui provoque cette espèce de « je parle et en même temps je cherche ce que je suis en train de dire »

L’auriez-vous joué, disons, à la Michael Lonsdale ?

-Tout à fait. J’ai une recherche féroce et forcenée du non-jeu.

Est-ce que les deux rôles ont été distribués d’entrée ?

-On est venu me chercher, c’était déjà fait, oui. Judith est une amie de Loulou, donc c’est elle qui avait parlé de lui et ensuite il y a un agent littéraire qui a parlé de moi et Thierry était tout à fait d’accord.

Vous arrive-t-il d’intervenir auprès du metteur en scène ?

-Forcément, on défend sa peau. Ça a beau être une entente cordiale, ça reste un combat. Il y a des choses avec lesquelles je ne suis pas tout à fait d’accord. Mais je suis par principe, moi, soumis à la volonté du metteur en scène car je pense que c’est lui qui a la globalité des choses dans la tête et c’est lui qui est l’acteur numéro un. Mais si je ne suis pas d’accord, je le dis et je ne le fais pas. Cela peut même aller jusqu’au clash. Avec Thierry cela a été une entente car Thierry a beaucoup vécu en Angleterre, connait surtout très bien le théâtre d’Harold Pinter, très proche de celui de Marguerite Duras. Donc il y avait la moitié ou les trois quarts du chemin qui étaient faits.

Quand on joue avec des pointures comme Judith Magre, on se sent comment ?

-Là, le cas de figure est spécial, car je ne jouais pas avec elle. La première partie est consacrée à l’interrogatoire du mari, la seconde à l’interrogatoire de la meurtrière. Ce qui me permettait d’être dans la salle quand elle travaillait et de voir de près ce qu’elle faisait. C’est une grande chance que j’ai eue.

Vous êtes né en 1947, vous avez fait des études universitaires, avez-vous l’impression que ces études vous ont aidé dans votre parcours ?

-De toute façon le personnage public que l’on donne dans une interview est un personnage qu’on fabrique, parce qu’on essaie d’être séduisant, on essaie de plaire aux gens. On ne va pas non plus leur balancer notre culture au-travers de la figure si on en a car cela risque de les éloigner plus que de les attirer. Il faut le faire de manière extrêmement douce, extrêmement ouverte, avenante. Cela c’est la première des choses. De là à faire l’apologie de la connerie, de la paresse « Moi j’ai pas fait d’études, je me suis fait tout seul etc. », en général, c’est à moitié vrai donc c’est à moitié faux et en même temps, il y a chez ces gens-là qui en parlent trop, un regret et une persistance à essayer de combler certaines lacunes. C’est une fausse question en fait. J’ai fait des études au départ assez poussées, car j’ai fait de la philosophie, et je dois dire qu’au début, dans l’appréhension des personnages et l’appréhension des pièces, cela m’a plutôt freiné. J’avais une perception décalée, pas intellectuelle mais un peu culturelle des choses qui ne cadraient pas toujours avec la nécessité instinctive dont on a besoin pour créer du vivant, c’est-à-dire des personnages et des rôles. Mais j’ai très vite compris le danger et j’ai très vite rectifié le tir.

On vous sait passionné. Comment vous est venue l’idée d’être comédien ? Que faisaient vos parents ?

-C’est une question que l’on me pose toujours. Je ne peux pas répondre. Je sais une chose et ça j’en suis complètement convaincu, je n’ai jamais décidé « tiens, je vais être comédien ». Cela a toujours été en moi, dans ma bouillie, dans mon biberon, dans ma soupe. Cela a toujours été une sorte de vérité très latente et très présente en moi. A tel point que lorsque j’ai commencé à faire de la philo je me suis franchement passionné pour la phénoménologie. Et je me suis dit « dépêche-toi, dépêche-toi de passer tes examens, de toute façon tu veux être comédien. » c’était une chose absolument indiscutable en moi. Il n’y a pas eu un jour tout à coup un déclic, pas du tout. Je savais que je serai comédien, comme si on avait déposé en moi une vérité, un truc. C’est très mystérieux.

Avez-vous le trac quand vous entrez en scène ? Comment le combattez-vous?

-Plus je vieillis, plus je l’ai. Il est dévastateur, c’est épouvantable. On ne combat pas. J’ai eu dans ma vie de grandes douleurs physiques suite à des accidents divers et variés, notamment des accidents de vertèbres, j’ai donc appris à gérer la douleur avec des gens qui faisaient du yoga etc. Les gens m’ont dit « cède à la douleur, pleure, fais ce que tu veux, on s’en moque. Cède à la douleur, tu verras qu’elle diminuera. » C’est en se crispant, en serrant les dents très fort, en luttant contre la douleur, qu’elle augmente dix fois. Pour répondre à la question, le trac c’est pareil. Le trac, il faut y céder. Il faut vivre avec. Au bout des années, on le reconnaît. Moi, un jour et demi à deux jours avant une générale tout à coup je fais « ah, te voilà toi !» c’est comme la Pomponette vous savez. Je le reconnais et je le gère. Et finalement c’est un bon copain au bout d’un moment. Mais c’est cinq minutes avant de se jeter à l’eau où, là, c’est terrible. Et quand vous rentrez en scène, que vous avez le vrombissement du public, vous savez que c’est là, c’est maintenant, pas dans cinq minutes, c’est là. Vous vous jetez à l’eau, et tout à coup, en dix secondes, il y a l’envie de faire qui prend le pas sur le trac.

C’est en quelque sorte d’adrénaline que vous parlez. En avez-vous besoin ?

-Oui, ben oui, quand je ne joue pas je suis tellement malheureux. Ce doit être cela, j’en ai besoin. Est-ce que j’ai besoin de cela précisément ? Je vais essayer d’être honnête en répondant à la question, je ne sais pas. Je ne sais pas si c’est de cela particulièrement dont j’ai besoin mais je sais que dans le besoin que j’ai des choses, il y a cela à un moment donné qui va venir.

Ce feu que l’on dit « sacré », ne le perd-t-on pas un peu au fil du temps ?

-Moi non mais il parait que si, je ne sais pas. C’est une question de personnalité, moi non. J’ai toujours furieusement envie de jouer, toujours furieusement envie de faire des choses, de tourner, de faire des choses au théâtre, de chercher, de faire vivre des textes à ma manière etc.  C’est ma vie. Peut-être qu’un jour j’écrirai un livre mais c’est une telle autre démarche, une telle autre façon de faire que pour l’instant je n’en suis pas là. J’ai toujours cette nécessité en moi de créer par le biais de mon corps, par le biais de mes pulsions, de mes sensations, de ma mémoire, des êtres qui vivent devant les gens et quand les gens les reçoivent comme j’ai voulu qu’ils les sentent, je suis vraiment très heureux. Ce métier donne des joies qu’on n’a nulle part ailleurs.

On vous perçoit comme quelqu’un de modeste concernant votre carrière, de pudique concernant votre famille. Cela n’irait-il pas à l’encontre du caractère de l’écriture d’un livre où il faudrait en quelque sorte « étaler » vos sentiments ?

-Pudique, je ne crois pas, timide, oui. La timidité est une maladie extrêmement prédatrice pour ce métier car on attend d’un exhibitionniste qu’est l’acteur tout, sauf la timidité. Mais elle est là. Tous les grands l’ont dit en passant par De Funès. Timide oui, pudique non. Car justement l’impudeur est le creuset même de l’art que nous pratiquons, nous, acteurs. Il ne faut pas être pudique. A un moment donné, il faut se déboutonner. Quand vous avez une émotion, il faut y aller, il faut la donner, sans retenue, sans pudeur. C’est là que la vérité de ce que vous essayez de donner aux gens apparaîtra. La petite nuance est là. Les acteurs sont des créateurs à part entière, autant que les écrivains. Ce n’est pas parce qu’ils n’inventent pas leurs personnages car en fait ils sont écrits avant eux, ils les imaginent quand même. Cela passe à travers leur « viande », à travers leur corps et cela passe justement à travers leur impudeur.

Vous mettez votre intimité à nu

-Bien sûr ! En relisant Stanislavski, on comprend ce qu’est la mémoire affective. Quand on doit mobiliser des énergies paroxystiques ou exceptionnelles sur certaines situations, on est obligé de faire appel à sa mémoire affective, donc c’est par essence impudique.

1947, c’est au lendemain de la guerre. Quels souvenirs avez-vous de cette période ? Quel est votre vécu ?

-Mon vécu est celui d’un enfant qui a été très heureux. J’ai été très heureux dans mon enfance contrairement à beaucoup d’artistes qui étalent leurs malheurs, et je les plains d’ailleurs de toute mon âme. Moi, j’ai connu des joies formidables. J’ai eu des parents extraordinaires qui ne m’ont jamais empêché de faire ce que je voulais, qui ont toujours compris ce que je voulais faire, qui ont respecté mes hésitations etc. 1947 ? Oh c’était tellement différend ! C’était une vie que je regrette d’ailleurs. C’était en province, je vivais à moitié à la campagne. Les choses étaient dures mais les choses étaient simples. Les joies étaient simples, les joies de famille étaient simples. Les joies de se retrouver ensemble, elles étaient violentes et simples. Mais ma mère avait encore des réflexes des gens qui ont connu la pénurie. Il n’était pas question de jeter un morceau de savon. Elle les mettait tous ensemble, elle les faisait refondre. Il y avait plein de choses comme cela. On avait le sens de la rareté des choses encore. Manger un poulet, c’était vraiment la fête, c’était le dimanche. Maintenant on « bouffe » des poulets aux hormones. On ne sait même plus ce que l’on mange. Je n’ai pas vraiment connu la guerre. 1947 plus quatre ou cinq ans, pour être un peu conscient d’être là où on est, cela nous amène à 1952, 53. Là, la cause était entendue.

Vous avez répercuté cela plus tard ?

-Devenu père très tôt, avec des responsabilités pour faire bouillir la marmite, la vie a fait que, bien que très proche de ma fille, je n’ai jamais retrouvé, adulte, le phénomène de la famille comme je l’ai vécu étant enfant dans la mienne.

Votre  fille, Marjorie Frantz, a littéralement marché sur vos pas, avec le succès qu’on lui connait. Avez-vous favorisé son choix ? L’aidez-vous à répéter ses textes ?

-J’ai travaillé avec elle une fois, c’était au festival de Grignan. C’était une lecture de lettres entre John Berger et sa fille mariée avec un Grec et qui vivait à Athènes. ; John Berger qui, lui aussi, vient de nous quitter. Et c’était un échange de propos sur un tableau du Titien qui est au musée d’Athènes. J’ai travaillé avec ma fille et cela a été absolument passionnant. Elle a été d’une intelligence et d’une compréhension totales par rapport à ce que je lui demandais qui n’était pas commode. Mais elle détestait que je l’aide. Non pas que je l’aide à travailler ou à répéter un rôle etc. Elle détestait que je parle d’elle à des metteurs en scène ou autre. Elle trouvait que c’était de la triche. Elle ne voulait pas que je parle d’elle « laisse-moi faire, non mais c’est  vrai ! ». Mais quand il s’agissait de travailler des personnages ou des rôles bien sûr qu’elle était d’accord.

Comment répétez-vous vos textes ? Avez-vous besoin de silence ? De musique ? Qu’en est-il de la mémoire ? Peut-on réellement la travailler ?

-Pour la mémoire, en ce qui concerne Marguerite Duras, c’est une horreur ! Je crois qu’il n’y a pas d’auteur français contemporain plus difficile à apprendre. Peut-être la prose de Molière, oui. Ça c’est coton ! Je croyais que c’était coton, mais avec Duras, on est battu. C’est ciselé, ourlé, travaillé. Cela a l’air naturel mais j’aime autant vous dire que si vous ne faites pas un énorme effort de mémorisation, ce qui chez moi nécessite un effort, vous ne vous en sortez pas. Il y a deux écoles. Il y a les acteurs qui arrivent le premier jour des répétitions, texte su. C’est l’école allemande. C’est ce qu’on demande d’ailleurs, de plus en plus, car les producteurs s’imaginent que cela va faire gagner du temps. Moi je suis personnellement violemment contre. Je garde le texte à la main jusqu’à une minute de rentrer en scène parce que je me dis « tiens il y a une idée qui va me venir, là, dans le texte. » Je n’apprends pas un texte, je sais un texte. Mais avec Duras « macache !» alors là, ce n’est pas possible ! Il faut vraiment faire un effort de tout rassembler puis de répéter ensemble surtout. Car l’enchainement des répliques est très élaboré.

En ce qui concerne la mémoire, il n’y a pas un moment donné où je vais dire, tiens, entre 9h15 et 11h 24 je vais faire de la mémorisation de texte avec les coudes comme cela, les deux mains de chaque côté du visage, bien concentré. Ceci on est obligé de le faire de temps en temps pour ramasser les choses, pour résumer. Sinon, pour moi, la mémorisation, c’est tout le temps. Quand je fais ma toilette, quand je suis en voiture, quelquefois même au téléphone ou quand je parle à quelqu’un : « oh pardon, je récitais un bout de mon texte ». Ou bien si je m’aperçois que mon texte ne va pas bien, alors là je fais de la mémorisation. Puis je passe à autre chose. En fait je travaille tout le temps.

Pour vous détendre ou pour vos loisirs, vers quoi vous tournez-vous ?

-Je me tourne vers les films que je n’ai pas vus et que je suis en retard, les romans que je n’ai pas lus et que je suis en retard, les articles très importants dans la presse que je n’ai pas lus et que je suis en retard comme le dernier de Le Clézio sur les migrants dans le Nouvel Obs, magnifique. Je ne suis pas arrivé à le trouver encore et on me dit « tu l’as lu, tu l’as lu ? ». J’ai toujours la sensation d’être en retard. J’ai toujours la notion d’être en retard. Je ne sais pas ce que j’ai fait au Bon Dieu.

Comment avez-vous connu Richard Martin, directeur du Théâtre Axel Toursky ?

-J’ai vécu un passé assez abondant à Marseille quand je travaillais avec Gildas Bourdet qui était directeur de la Criée. J’ai fait avec lui deux spectacles qu’il avait montés, un premier « Encore une histoire d’amour » qu’on avait importé de Paris et un deuxième qui était un petit montage de pièces de radio qu’il avait écrit qui s’appelait « Petit théâtre sans importance ». J’ai beaucoup joué ce spectacle. Il avait énormément de succès et j’ai donc passé au moins trois ou quatre ans de ma vie à Marseille. C’est tombé au moment des intermittents. Toute la crise des intermittents, tout le début, toute la violence, je l’ai vécu à Marseille. Je l’ai vécu à l’Opéra de Marseille, je l’ai vécu avec les intermittents qui étaient dans la rue etc. Il se trouve que Richard Martin avec le Toursky était un élément important. C’était un lieu où l’on se retrouvait pour faire le point car la situation n’était vraiment pas marrante. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de la personnalité de Richard. Il venait de monter l’unique opéra de Léo Ferré, « l’Opéra des rats ».

Pour terminer cet entretien pouvez-vous me parler de vos projets ?

-A court terme, en ce moment, à la suite de mon prix Charles Cros sur le livre de Bruce Springsteen, on m’a demandé d’enregistrer dix romans de Stephen King. Ce n’est pas de la tarte. C’est fatigant et c’est ce que je fais un petit peu en ce moment. J’enregistre entre Varsovie et Paris et j’enregistre aussi pour une petite maison des romans de Nick Stone qui est un écrivain de romans policiers. J’ai un projet d’une pièce de Gérald Aubert qui a eu le Molière pour « Raison de famille », et qui est un auteur français que j’admire énormément. Difficile car en ce moment, le théâtre, ce n’est pas non plus de la tarte. Je viens de tourner un épisode des « Petits Meurtres d’Agata Christie », et d’autres projets encore.

En pleine forme Jacques Frantz !

-Je n’ai pas le droit de tomber, je n’ai pas le droit. C’est comme le roman de Thomas Bernard les chênes qu’on abat. On n’a pas le droit de tomber !

Le mot de la fin ?

-Un acteur, c’est bien sûr une jouissance personnelle, un égoïste, tout ce que vous voudrez mais c’est faire aussi le don de quelque chose. C’est donner. Il n’y a rien à faire. Vous le voyez dans le visage des gens quand ils viennent vous voir « ah ! Merci, merci, c’était formidable ! » Un échange.

Je peux vous dire que vous nous donnez énormément et, avec vos partenaires, dans l’Amante Anglaise, au Toursky, on a énormément reçu.

Merci infiniment pour cette interview.

Merci à vous, merci de m’avoir fait confiance en tout cas. A bientôt.

Danielle Dufour-Verna

Copyright photo : DR

Rmt News Int • 1 février 2018


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