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Les Musiciens et la Grande Guerre

Les Musiciens et la Grande Guerre, vol IV, Mélodies, Prescience, Conscience

Marc Mauillon (Baryton), Anne Le Bozec (piano). Mélodies de Halphen, Février, Hahn, Fauré, Kelly, Ravel, Jürgens, Butterworth, Farrar, Dawaere, Stephan, Schulhoff. Disque Hortus .

 

Le 14 juillet de cette année, symboliquement, pour commémorer le centenaire de la Grande Guerre, de l’atroce guerre de 14-18 (toutes le sont mais celle-ci en est monstrueusement exemplaire par son ampleur mondiale) j’avais parlé des trois premiers CD de cette extraordinaire collection des éditions Hortus : Les Musiciens et la Grande Guerre. Trente enregistrements prévus jusqu’en 2018, centenaire de l’Armistice. Cette gigantesque anthologie se donne pour but généreux et ambitieux, de faire découvrir ou redécouvrir l’univers sonore des compositeurs, interprètes et musiciens ayant vécu et subi cette guerre, mobilisés, immobilisés dans leur œuvre, souvent blessés, souvent tués, exécuté expéditivement comme l’héroïque Albéric Magnard, ou même, restés hors du front à cause de leur âge, de leur faiblesse constitutive comme Ravel, ambulancier malheureux, ou de leur maladie, comme Debussy, qu’on appelait alors, Claude de France, dans un nationalisme inévitable quand la patrie est en danger, mais nationalisme, hélas, généralisé aux nations, qui amena cette catastrophe mondiale. Ravel, Debussy, Hahn, entre autres, deux compositeurs, dirai-je bleu horizon comme les seconds uniformes des soldats français, les premiers ayant ces pantalons rouge garance si catastrophiquement visibles aux yeux de l’ennemi.

Mais cette dernière livraison élargit justement l’horizon, et, passant les odieuses frontières, prétextes aux revendications territoriales meurtrières, nous offre un bref panorama de compositeurs certes alliés français, anglais, australiens, mais aussi allemands, qui ont pressenti ou senti la catastrophe qui s’est abattue aussi sur eux, alors qu’ils étaient tous liés par la fraternité universelle de la musique, même sans se connaître. Mais la guerre se déclare (et par qui et pourquoi ?) et l’on devient l’ennemi officiel de celui qui est du mauvais côté de la frontière. Et réciproquement.

Au-delà de la qualité ou non des œuvres présentées, de la qualité de l’interprétation, de la pertinence ou non des choix (comment se sont-ils faits ?), c’est d’abord cette réflexion que m’inspire cette quatrième livraison consacrées à des mélodies, des « songs », des « lieder », termes synonymes et frères, en français, anglais ou allemand : la voix est l’instrument humain par excellence, c’est l’homme même. Et il faut convenir que la voix du baryton Marc Mauillon, légère, son interprétation directe, sans emphase, fraîche et parfois naïve, avec la complicité pour le meilleur de la pianiste Anne Le Bozec, donne une troublante humanité, fragile et d’autant plus précieuse, à ces airs joyeux ou mélancoliques ou traversés d’angoisse, prescience de la tragédie qui approche, ou conscience qu’elle est survenue, dans le contexte musical d’avant, pendant ou après la guerre. Pour nous, qui savons le contexte, c’est la jolie fleur au bord de l’abîme, c’est la bouleversante fleur poussant sur les ruines, comme une affirmation de la vie dans le champ de la mort.

À l’écouter dans ce contexte, la mélodie d’Henry Février (plage 2), avec un bercement de barcarolle funèbre, prend une résonance tragique dans sa douceur et son titre prémonitoire, La Dernière chanson. Même si l’auteur du poème, Sully Prudhomme, mort en 1907, eut la chance de ne pas connaître la guerre de 14-18, même si le compositeur Henry Février (1875-1957), bien qu’ayant connu la bataille de Verdun, lui survécut, il écrivit des mélodies dans les tranchées. On aimerait connaître quand il composa celle-ci, dont le narrateur demande à la nourrice de l’enfance perdue, de lui chanter un air d’autrefois dans son agonie : c’est l’enfant dans l’homme qui pressent sa mort. Mais, finalement, peu importe la date de composition : nous sentons le pressentiment, prescience qui anticipe ou conscience présente de la guerre, de la mort, sa musique a des échos poignants avec des paroles telles que :

 

« Vous qui m’aiderez dans mon agonie

         Ne me dites rien…

         Faites que j’entende un peu d’harmonie.

         Et je mourrai bien ! »

 

La musique, consolation suprême dans l’imminence de la mort. Et cette lucidité terrible, qui pourrait être celle de tant de jeunes hommes réellement sans futur dans ce fatal carnage où chacun attendait son tour :

 

« …je suis d’un monde où l’on ne vit guère

         Plusieurs fois vingt ans… »

 

Toute l’horreur consciente de la fragilité de la vie dans la guerre est là, qui fauche les jeunes gens. Mais les morts ne vieillissent pas, le temps ne passent plus pour eux, tel le compositeur   allemand Fritz Jürgens fixé à jamais dans ses 27 ans, donc sans avoir connu deux fois 20 ans, par sa mort en 1915, en Champagne. Dans la tradition post-romantique allemande, ce lied exprime une angoisse profonde. Malheureusement, faute plus grave que de ne pas mettre la date de composition des pièces des musiciens inconnus que l’on veut nous faire connaître, dans un CD qui veut faire parts égales entre les compositeurs belligérants, il n’y a pas de traduction des textes étrangers. Ainsi, je vous traduis personnellement, en gros,  le poème allemand, extrait des Balladen und Romanzen de Friedrich Hermann Frey (1839-1911) qui écrivait sous le pseudonyme de Martin Greif. Ce sont deux courts quatrains de Das Traue Paar  ‘Le couple fidèle’, fidèle jusque dans la mort, puisque, dans la nuit, ils « se sont noyés dans le Rhin et on a retrouvé leurs corps enlacés dans une terre étrangère »

Noël approche, et, dans son rêve de paix, nous oublierons l’atroce Noël des enfants qui n’ont plus de maison, texte et musique de Debussy, qui s’il dit bien l’horreur subie par les orphelins, la redouble par les cris de vengeance qu’il prête aux enfants français contre les enfants allemands, qui ne sont, comme eux, que des victimes de la folie des hommes. On se réfugiera dans la joie de la paix chantée par Gabriel Fauré, lui pardonnant, à ce titre la platitude du texte, on n’ose dire poème, qu’on lui avait, il est vrai, imposé.

 

Benito Pelegrín